Poirot interrompit son geste. Alors que son bras formait avec le sol un angle de 45 degrés.

« Tout d'abord, laissez-moi vous entretenir du fait principal, de cette chose qui m'aveuglait et que je refusais de voir. La victime, si l'on peut ainsi qualifier Josef Kranz, a été tuée par deux balles tirées par un occupant de cette cabine. Celui-ci a profité de l'obscurité passagère après le passage sous une forte lampe pour faire feu sans être repéré. D'accord jusqu'ici ? »

Les quatre passagers opinèrent. Le détective laissa retomber son bras et se remit à arpenter le sol de la cabine.

«  Et pourtant, bien que le mobile du crime soit évident pour chacun d'entre vous, et que vous ayez tous avoué votre intention de le commettre, chacun d'entre vous dispose d'un alibi indiscutable. Il faut chercher ailleurs l'assassin ! »

Colette Dubois se hasarda :

« Le tireur se trouvait à l'extérieur ! Posté dans la montagne avec un fusil à lunette, n'est-ce pas ?

•  Vous n'y pensez pas ! – répliqua le détective – Son poste de tir se trouverait à plusieurs miles de la cible. En pleine nuit, la trajectoire passant juste à travers une ouverture… Une telle précision est impossible. Ça n'a aucun sens ! Et n'oubliez pas que l'arme du crime se trouve ici ! Non ! Mon erreur a été de restreindre le cercle des coupables potentiels à vous quatre : Miss Arowns, Monsieur Apfelbaum, le docteur Hammersmith, et vous Madame Dubois. Allons, réfléchissez ! Qui ai-je oublié ?

•  Klinkel !!! - s'écria Ann Arowns – c'était un suicide !!!

•  Bravo Mademoiselle !!! Vous venez de faire preuve d'une capacité de déduction que je ne soupçonnais pas jusqu'alors ! Je vous propose dès maintenant d'intégrer l'école de détectives de Scotland Yard pour laquelle j'écrirai pour vous une lettre de recommandation. En effet, Erwin Klinkel alias Josef Kranz, subitement pris de remords pour toutes ses actions criminelles commises pendant la guerre, a décidé de mettre fin à ses jours devant ses victimes. Il a sorti de sa poche un des deux pistolets qui s'y trouvaient (pourquoi deux ? C'est un point qui reste à éclaircir), en a pointé le canon vers lui, s'est tiré deux balles, une dans la tête, l'autre dans le cœur ; et dans les affres de son agonie et dans l'obscurité totale, a lancé l'arme à travers la cabine, dans une fente de deux inches qui se trouvait à cinq yards de lui ; en évitant de surcroît les corps des quatre passagers qui se tenaient devant l'ouverture. Tout est clair !

•  Euh… vous vous moquez – dit Miss Arowns.

•  Bien sûr ! Je ne fais que vous jouer la comédie depuis le début. Le fait essentiel dont je parlais et qui permet de tout expliquer, que j'ai feint de découvrir devant vous alors que je le connaissais, et pour cause !… C'est qu'il fallait ajouter un nom à la liste des coupables possibles : le mien ; Hercule Poirot ! »

Les quatre passagers regardaient le détective d'un air interdit. Celui-ci pointait son index en direction de sa poitrine, désignant ainsi l'assassin de Josef Kranz.

« Vous semblez surpris. On le serait à moins ! Je vous avais pourtant dit que l'assassin était très intelligent ; cela aurait dû vous mettre sur la voie ! Laissez-moi ajouter un complément à la biographie de Monsieur Kranz : En août 1944 les alliés progressent en Europe. Paris est sur le point d'être libéré et la bataille fait rage en Belgique. Dans un immeuble au centre de Bruxelles, un groupe d'agents travaillant pour l'Intelligence Service collecte des renseignements fournis par des espions infiltrés à l'état major allemand et les transmet au commandement allié. Le chef, un certain Van Leek, mène une relation sentimentale avec une jeune fille de son réseau qui travaille dans les services administratifs de la Kommandantur. Ils se sont fiancés avant la guerre mais leurs activités d'espionnage les ont obligés à différer leur mariage jusqu'à la fin des hostilités. Les troupes américaines sont aux portes de la ville. Bientôt, ils pourront s'aimer au grand jour.

Mais la jeune agente, surprise en train de fouiller le bureau d'un officier, est arrêtée et conduite au siège de la gestapo pour y être interrogée. C'est là qu'elle tombe entre les griffes de Josef Kranz. Torturée, violée, pendant des heures, elle ne livrera pas les noms de ses complices et, au petit matin, trompant la vigilance de ses gardiens, elle parviendra à se jeter par la fenêtre. Son corps sera abandonné dans une décharge juste avant le départ de la Wehrmacht.

La jeune héroïne reçut, à titre posthume, la Victoria cross et la médaille belge de la résistance. Maigre consolation pour Van Leek qui n'eut alors de cesse que de se venger. Il traqua sans relâche Josef Kranz, tout en menant parallèlement une brillante carrière de détective, puis finit par retrouver sa trace aux États-Unis. Aidé en cela par les contacts qu'il avait gardés auprès des services secrets de sa majesté.

Je ne vous ferai pas l'injure de vous demander qui se cache derrière ce nom de code de « Van Leek ». Il s'agit, vous l'avez tous deviné d'Hercule Poirot, autrement dit moi-même ! Et la femme qui a succombé aux sévices de Kranz était Gertrude Klokenbeeck, celle qui aurait dû devenir ma femme. »

Apfelbaum, Miss Arowns, Colette Dubois et le docteur Hammersmith restaient cois. Ils n'osaient briser le silence religieux qui s'était instauré dans la cabine. Tous attendaient que le détective reprit son discours. Mais celui-ci ne disait mot, visiblement en proie à une intense émotion.

Après quelques minutes qui parurent interminables, Solomon Apfelbaum se risqua à interroger Poirot.

« - Ainsi vous saviez tout ! Avant que nous n'atteignions le téléphérique, votre plan était déjà établi. Vous aviez prévu de tuer Kranz à mi-chemin de notre ascension vers le chalet. Dans le noir, à l'insu de nous tous. Mais, ainsi que vous nous l'avez déjà dit, c'était une action assez risquée. Pourquoi ne pas avoir attendu ?

•  Vous n'y êtes pas du tout - rétorqua le détective, qui se ressaisissait. – Je ne comptais pas passer à l'acte ; comme je vous l'ai dit le meurtre, ou plutôt l'exécution de Josef Kranz, a été accompli dans l'inspiration du moment. C'est Mademoiselle Arowns qui devait tirer la première. »

La jeune fille avança vers Poirot.

« Moi ? Mais je n'ai reçu aucune consigne en ce sens ! Et, ainsi que nous l'avons tous constaté, faire feu avec précision dans cette obscurité était très hasardeux ; surtout pour moi qui, même en plein jour, raterais un éléphant dans un couloir.

•  Bien sûr ! L'ordre d'exécution devait vous être donné plus tard, dans le chalet, et quand les conditions seraient devenues favorables.

•  Ah oui ! Par ce Monsieur Tchevo, qui nous a invités ! – Miss Arowns marqua un temps d'hésitation – Mais vous nous avez dit qu'il n'existait pas… Alors qui ? »

Hercule Poirot toisa la jeune femme avec l'expression qu'aurait un éducateur face à un enfant attardé.

« Redéroulons le fil des événements. Vous allez tout comprendre ; c'est simple ! Quand nous nous sommes rencontrés à Innsbruck, je n'ignorais rien, bien sûr de votre projet…

•  Mais comment l'avez-vous su ? – interrompit Colette Dubois.

•  Enfin ! Faites marcher vos petites cellules grises ! Bon ! Je reprends : Je savais aussi, grâce à l'interception d'une conversation téléphonique entre Klinkel et un membre de son organisation, que celui-ci était au courant du plan visant à l'éliminer. L'exécution étant prévue après l'arrivée le lendemain de notre hôte, ce fantomatique Tchevo, l'ancien nazi comptait passer à l'action la première nuit, en profitant du sommeil de ses victimes. Il vous aurait exécutés un par un, puis se serait enfui après avoir fait disparaître les indices. Mais il n'avait pas prévu une chose : la présence d'un sixième invité, Hercule Poirot, le meilleur des détectives.

J'ai choisi d'intégrer le groupe dans le but de vous protéger. D'être, en quelque sorte, votre ange gardien. C'est pourquoi j'ai anticipé mon arrivée ici.

•  Anticipé ? – s'exclama le docteur Hammersmith – Ainsi, le mystérieux Monsieur Tchevo, qui devait nous rejoindre dans le chalet, c'était vous ?

•  Enfin ! Une bonne déduction ! Bien entendu, c'était moi !

•  Et Némésis ? – s'écria Madame Dubois – C'était vous aussi !

•  Bravo ! Les petites cellules de votre cerveau ont repris leur activité ! J'ai créé cette organisation de toutes pièces. Vous comprenez pourquoi. En mettant pour une fois mon génie au service de l'illégalité ; mais aussi de la justice ! Je devais assommer Klinkel peu après notre arrivée au chalet ; puis je l'aurais livré à votre vengeance. Josef Kranz, le boucher de Zameczek, exécuté de quatre balles dans le cœur par ses victimes dans un guet-apens monté par moi-même, c'est ainsi que j'imaginais notre vengeance. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu…

C'est vous, Madame Dubois, qui avez précipité les choses. En essayant de pousser Klinkel dans le lac, vous avez éveillé sa méfiance. Il se croyait hors de danger jusqu'à l'apparition de l'hôte imaginaire, prévue le lendemain de notre arrivée. Mais votre tentative lui a prouvé qu'il n'était pas à l'abri. Et cette prise de conscience l'a plongé dans l'état d'extrême nervosité que nous avons tous remarqué. C'est alors que j'ai compris que nous étions menacés. Il me fallait intervenir.

Klinkel ne pouvait sortir son arme devant nous tous dans la lumière, même affaiblie, du crépuscule. Il lui était impossible d'abattre d'un coup ses quatre adversaires sans qu'ils réagissent ; d'autant plus qu'il devait compter en ma personne avec un ennemi supplémentaire. Bien qu'il ignorât mon rôle dans cette affaire, je représentais pour lui la loi et l'ordre. Il ne lui restait qu'une issue : sortir son pistolet dans l'obscurité durant le trajet de la cabine et tuer un maximum de ses occupants. Il ne disposait que de six balles et devait en économiser une ou deux pour tenir en respect les survivants. Ce n'était pas tâche facile. Et je suppose que tout au long de l'ascension, il a consacré toute sa pensée à ourdir son plan.

Lorsque nous avons atteint la première lampe, il a été, tout comme vous et moi, surpris par l'intense lumière ; et aveuglé dans les instants qui ont suivi. Il a du étudier dans son esprit le parti qu'il pourrait tirer de cette situation. Mais elle lui apportait autant d'inconvénients que d'atouts. Car, dans le noir, ses yeux éblouis ne distinguaient pas davantage que les nôtres.

On peut dire que juste après le passage du premier pylône, Klinkel était « à égalité » avec nous. Je devais rapidement trouver une idée pour prendre l'avantage sur lui. Il m'a suffit pour cela de quelques secondes de réflexion.

Avez-vous remarqué ma position à partir de ce moment-là ? Contrairement à vous je me suis penché vers l'extérieur. Je ne contemplais pas le ciel nocturne, ni les eaux noires du lac. Non ! Je me tenais ainsi dans le but de cacher mon visage.

À l'approche du pylône suivant j'ai appliqué mes mains sur mes tempes, comme des œillères, et j'ai fermé les yeux. Quand nous sommes sortis de la zone de lumière, j'ai pu constater en me retournant que l'expérience avait fonctionné ; je vous voyais tous distinctement tandis que je n'avais face à moi que des pantins aveugles. Quant à Klinkel, il était adossé à la paroi, terrorisé. Il n'osait pas vous tourner le dos et se tenait constamment face à l'endroit d'où semblait venir la menace. Vous quatre, et surtout vous, Madame Dubois. Il ne semblait pas s'intéresser à moi. Et pourtant…

Je savais qu'il ferait feu au cours d'une de ces périodes propices, quelques secondes après que la cabine fut revenue dans l'ombre, et que les yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité. Mais je l'avais à l'œil dans ces moments-là ; lorsque je me suis retourné après le passage du pylône qui marquait la mi-course, j'ai vu Klinkel porter la main à la poche de sa veste. Je n'avais plus le choix. Il fallait agir. Et j'ai tiré !

•  Alors, vous nous avez sauvé la vie ! – dit Solomon Apfelbaum.

•  Effectivement ! Mais il n'entrait pas dans mes plans d'utiliser une arme à feu. L'arme d'Hercule Poirot ne se trouve pas dans sa poche. Elle se situe un peu plus haut… Dans ses petites cellules grises ! »

Un grand silence se fit. Qui dura plusieurs minutes.

Ce fut Ann Arowns qui osa parler la première.

« Qu'allons-nous faire maintenant ? Une nuit entière à passer suspendus dans le vide en compagnie d'un macchabée. J'ai bien un jeu de cartes, mais il se trouve dans mon sac de voyage, dans le porte-bagages, à l'extérieur. Difficile d'y accéder ; il faudrait être acrobate. À moins que… Monsieur Solomon, vous êtes du genre sportif…

•  Inutile de risquer la vie de ce jeune homme – dit Poirot d'un ton calme – nous ne passerons pas la nuit ici. »

Puis il se dirigea vers le panneau de commandes.

« Après avoir tiré la poignée du frein de secours, je vous ai affirmé qu'on ne pouvait remettre le moteur en marche. Et vous l'avez tous cru ! Pourtant il suffit d'appuyer sur ce bouton vert… C'est écrit en dessous ; mais… évidemment, vous ne lisez pas l'allemand…

Bon ! La pièce s'achève enfin ! Miss Arowns, reprenez votre pistolet. C'est votre tour. »

Hercule Poirot tendit l'arme à la jeune fille, posa son doigt sur le bouton en prononçant « Vae victis ! » ; et la cabine s'ébranla.

Au ronronnement régulier de la machine qui dérangeait le silence de la montagne se mêla le bruit de quatre détonations.

 

 

 

FIN

 

 

(Pour ceux qui veulent s'arrêter là !)

 

 

suite et fin