La cabine s'arrêta brusquement ! Neville Hammersmith venait de tirer sur la poignée qui commandait l'arrêt d'urgence.

« - Qu'est-ce qui vous prend ? - s'écria Poirot.

- Euh… Rien. Ou presque. Je me posais juste quelques questions… 

-  Comment ça ? Tout est fini ! La vengeance est accomplie. Josef Kranz a payé ses crimes, exécuté de six coups de feu, dont quatre tirés par chacun d'entre vous. Que dire de plus ?

-  Rien… Du moins en apparence… - répondit le docteur d'une voix hésitante.

-  Qu'insinuez-vous ? Est-ce que, par hasard, vous douteriez de sa culpabilité ?

-  Non… Il ne s'agit pas de ça. Ce récit a déjà connu suffisamment de rebondissements ! Tout est clair pour moi comme pour vous en ce qui concerne l'histoire et les motivations de chacun des protagonistes. Mais il y a certains détails qui me troublent.

-  Quoi par exemple ? – interrogea le détective.

-  Par exemple ?… Tenez ! Lorsque nous étions tous entrés dans la cabine, c'est vous qui l'avez fait démarrer en actionnant le levier de commande. Trouvez-vous vraisemblable qu'une personne qui invite six hôtes dans un chalet ne mette pas à leur disposition un employé pour actionner le téléphérique ?

-  Mais c'est moi, Hercule Poirot, qui ai tout manigancé ! Je n'ignorais rien, bien sûr, du fonctionnement de cet engin !

-  C'est entendu ! Mais à ce moment du récit, cela aurait dû sembler étrange ne serait-ce qu'à l'un des autres personnages. Or, il n'y a eu aucune réaction !

-  Alors là, vous chipotez – s'énerva le détective.

-  Ce n'est pas tout, – continua le docteur – il vous semble parfaitement naturel que des gens ne se connaissant pas acceptent l'invitation d'un inconnu dans un chalet perdu à mille miles de chez eux ?

-  Ils sont venus pour accomplir une vengeance ! Pas pour prendre du bon temps !

-  Mais vous ne comprenez rien, bougre d'âne ! Et dire que vous vous prétendez le meilleur détective du monde ! Cette situation est parfaitement grotesque ! Un criminel de guerre nazi, reconverti dans la littérature, qui traverse l'Atlantique pour se retrouver en compagnie de ses victimes dans le but de les supprimer, alors qu'il sait pertinemment qu'elles cherchent à l'assassiner, et qui joue les vacanciers modèles pour tromper leur vigilance ; comme si personne ne se doutait qu'il savait que ce séjour était un guet-apens ! Çà ne tient pas debout ! On se croirait dans un mauvais roman policier !

-  Justement ! – lança Poirot d'une voix grave.

Apfelbaum, Ann Arowns, Colette Dubois, et le docteur Hammersmith (dans l'ordre alphabétique) regardaient Poirot, interloqués.

- Eh oui ! – reprit le belge – Nous devons nous rendre à l'évidence. Nous ne sommes que des personnages de fiction. Embarqués dans une histoire à dormir debout. Le docteur a raison ; cette histoire fourmille d'invraisemblances.

Un exemple parmi tant d'autres : Nous sommes tous venus en Autriche pour y passer une semaine de vacances. Mais nous travaillons à Londres ! Enfin, la plupart d'entre nous. Dites-moi, Miss Arowns, quelle est votre profession ?

-  Je suis vendeuse chez Higgins, le magasin de vêtements sur Oxford street.

-  Et vous, Monsieur Apfelbaum ? – continua le détective.

-  Euh ! Je travaille chez Blumenfeld, le grossiste en tissus près de Covent Garden.

-  Et Madame Dubois ?

-  J'assure la gérance du restaurant « the black beret » à Greenwich. Une des meilleures tables d'Angleterre. Nous avons obtenu un article élogieux dans le Times…

-  Oui, oui ! C'est cela. – s'impatienta le détective – Donc, vous avez tous obtenu de vos patrons ces quelques jours de congés, sans la moindre difficulté. Et vous avez amputé votre quota de vacances d'une semaine que vous auriez pu passer au soleil en août au bord de la mer, pour la dépenser ici, en plein hiver, dans une maison isolée, loin de toute distraction, en compagnie d'étrangers.

Poirot marqua un temps d'arrêt. Puis il reprit :

« Quant au Docteur Hammersmith, compte tenu de sa notoriété et de sa position sociale, il n'a de comptes à rendre à personne. Mais il a dû, pour venir ici, abandonner ses recherches pour un temps. En résumé, que vous ayez tous les quatre pu vous rendre disponibles me paraît proprement sidérant. Ça peut sembler un point de détail ; et le lecteur n'y prête jamais attention. Mais avouez que c'est dur à avaler !

Pour ce qui me concerne, pas de problème direz-vous. J'exerce la profession de détective privé. Qui ne consiste qu'à parcourir le monde, pour mon plaisir. Et, le croyez-vous, chaque fois je suis confronté à une affaire criminelle ; et chaque fois je confonds l'assassin. Mais personne ne me paye pour ça ! Je rentre à Londres sans que mon compte en banque ne soit augmenté d'un penny ; et je continue à mener cette vie de rentier. Agréable… Mais improbable ! »

Les quatre passagers se regardèrent. Et chacun y alla de sa remarque.

« Je ne voudrais pas passer pour une idiote, – intervint Ann Arowns – mais un fait étrange a attiré mon attention. »

Comme elle hésitait, Poirot lui fit signe de continuer.

« Oui – reprit-elle – le docteur, après avoir touché la rampe, avait la main couverte de peinture jaune. Pendant tout le trajet la conscience d'avoir la paume enduite de cette substance poisseuse devait le gêner. Il ne devait penser qu'à ça, n'osant rien toucher de peur de le salir. Or, quand il s'est vu accuser par Monsieur Poirot, il a réfléchi plusieurs minutes pour lui opposer cet argument ; alors que cette idée devait s'imposer immédiatement à son esprit. Il aurait dû lui répondre du tac au tac qu'il ne pouvait avoir tenu l'arme du crime dans sa main droite, l'autre étant atrophiée, sans y laisser une empreinte visible. J'espère que je me fais bien comprendre.

-  Nous vous comprenons très bien. – dit Colette Dubois – Moi aussi, j'ai relevé des invraisemblances ; entre autres, il me semble peu plausible qu'une invitation dans un chalet luxueux ne soit pas assortie d'une aide domestique. Aucun employé n'est prévu pour assurer le ménage et la cuisine. Nous devions nous débrouiller par nous-même. Pour ce qui concerne l'aspect purement culinaire, cela ne me dérange pas ; je suis un cordon bleu et je pouvais faire la tambouille pour tout le monde. Aidée en cela par Miss Ann qui nous a informés qu'elle avait quelque talent en la matière. Mais pour le reste, nous aurions dû partager les tâches ménagères. Imaginez-vous un instant Hercule Poirot passant la serpillière ou le docteur Hammersmith récurant les toilettes ?

-  Euh… à propos de toilettes – se hasarda Miss Arowns qui, depuis un bon moment se balançait d'un pied sur l'autre – rien n'a été prévu dans ce téléphérique ?

-  Demandez-donc à l'auteur ! – lâcha rageusement Poirot. C'est toujours la même chose ! Des huis-clos qui durent des heures ! Dans des lieux confinés. Sans la moindre possibilité de se rendre aux W.C. … Qui d'ailleurs n'existent pas ! Avez-vous déjà vu mentionnée dans la maison du crime, ou le wagon, ou le bateau, ou l'avion du crime, l'existence de lieux d'aisances ? Jamais !!! On doit se retenir ! Sans broncher ! Sans rien laisser paraître ! Annoncer le nom de l'assassin d'une voix calme alors que la vessie vous torture ! Ces interminables séances qui clôturent mes aventures, où je récapitule les faits devant les protagonistes sans pouvoir me soulager, ont occasionné chez moi une incontinence urinaire ! Oui ! Je porte une couche protectrice sous mon pantalon ! Et tout le monde s'en fout !!!

-  Bon ! Et qu'est-ce que je fais maintenant ? – dit la jeune fille.

-  Oh ! Démerdez-vous ! Priez simplement pour que l'auteur de ces lignes oublie votre envie pressante. Sinon vous serez dans l'obligation de baisser devant nous tous votre pantalon fuseau. Ce qui ne serait pas sans déplaire à tout le monde ! N'est-ce pas, Monsieur Apfelbaum ?

-  You are disgusting ! – s'écria le jeune homme.

-  Quoi ? Euh… What ? Qu'est-ce qui vous prend de parler anglais ?

-  Excusez-moi. Ça m'a échappé ! Mais qu'est-ce que cela a d'étonnant ? Nous habitons tous à Londres et, à part vous et Madame Dubois, nous n'avons aucune raison de communiquer en français. D'ailleurs nous ignorons cet idiome. Je ne comprends pas pourquoi je m'exprime depuis le début (d'ailleurs fort bien) dans la langue de Voltaire, dont je ne connais pas un traître mot.

-  Sapristi ! (6) – s'exclama le docteur Hammersmith – Je n'y avais pas pensé. Il doit s'agir de ce qu'on appelle une « licence littéraire » (6). – puis il ajouta avec un sourire ironique - : « C'est la vie ! Honni soit qui mal y pense ! » (6) J'ai, pour ma part, relevé d'autres bizarreries qui sont autant de défis à la logique : primo (7), au début de cette histoire, Solomon Apfelbaum porte en évidence par-dessus son col roulé une étoile de David. Jugez-vous ce comportement très malin de la part d'un juif venu se venger du nazi qui a assassiné sa famille ? C'est manifestement un indice donné par l'auteur pour caractériser le personnage. Mais quelle lourdeur ! Comme si le nom ne suffisait pas ! D'ailleurs, la « logique cartésienne » (6) imposerait que Solomon se fut présenté ici sous un faux nom. Passons ! Secundo (7), et dans le même ordre d'idées, pourquoi Madame Dubois, au lieu de rester discrète, entame-t-elle avec Klinkel une « querelle d'allemands » (6) (c'est le cas de le dire !) sur la situation en URSS ? Elle dévoile ainsi ses opinions ; ce qui ne pourra que desservir le groupe en éveillant la méfiance de l'ancien criminel. Et ce n'est pas fini : tertio (7), le câble qui traversait le passage dans le couloir d'accès au téléphérique. S'il constituait un obstacle si périlleux, pourquoi l'hôte (dont nous savons qu'il était imaginaire, mais bon, ça ne change rien) n'a-t-il pas averti les invités de son existence ? Dans les lettres d'invitation ; ou bien sur un panneau rédigé en anglais, à l'entrée du bâtiment ? Et in fine (7), « last but not least » (8), pourquoi cette triple buse de Poirot, plutôt que de se taire, a-t-il informé Klinkel de l'inexistence de ce Monsieur Tchevo ? En lâchant des indices, il démontrait ainsi à l'allemand que c'était lui, Hercule Poirot, l'instigateur de l'opération. Cette attitude était proprement irresponsable !

-  Que voulez-vous ? – lâcha le détective abattu, - c'est là un moyen pour relancer l'intérêt de l'intrigue. Nous y sommes tous soumis, nous, les héros de romans policiers. Si tout se passait normalement ce genre de bouquins ne feraient que quelques pages. Mais non ! Il faut sans arrêt évoquer des hypothèses farfelues, faire peser la suspicion sur chacun des protagonistes, même si ça n'a aucun sens. Ah ! Littérature policière ! Que de crimes contre l'esprit d'investigation ne commet-on pas en ton nom ?

-  Sans compter – remarqua Hammersmith – cette liaison que monsieur Poirot aurait eue avec une demoiselle, cette… Gertrude… euh… Klokenbeeck. Alors que son attitude vis-à-vis des femmes lors de ses nombreuses aventures prouve à l'évidence qu'il est un homosexuel refoulé.

-  Bon bon ! – dit Poirot en rougissant – Ne nous attardons pas à des détails ! Nous sommes visiblement les jouets d'un auteur pervers. Un plumitif dénué d'imagination qui compense son manque de talent par un acharnement sadique envers les personnages de son récit.

Aussitôt, la moustache de Poirot devint verte.

« - Qu'est-ce que je vous disais ? – reprit le belge – Ce n'est pas la mère Agatha qui aurait pu se permettre ça !

-  Ah ! – lança Ann Arowns – ce n'est pas elle qui écrit ? Ce texte ne sera donc pas publié ! C'est du plagiat ; et votre nom y apparaît, Monsieur Poirot. Les droits d'auteurs appartiennent encore à la famille de l'écrivain. La nouvelle ne sera jamais éditée.

-  Et alors ! L'auteur pourra toujours l'imprimer et la faire lire à ses amis et connaissances. Il a tous les pouvoirs ! Et même si nous nous rebellons, c'est toujours lui qui tire les ficelles. Croyez-moi, nous devons envisager le pire !

Une douce musique envahit alors la cabine. Miss Arowns défit les lacets de ses chaussures en peau de phoque, se déchaussa, et entama une danse lascive. Portée par le rythme sensuel du saxophone, elle retira lentement son gros pull-over. Puis elle se débarrassa du justaucorps rose qui enserrait son opulente poitrine. Elle portait un soutien-gorge rouge vif dont la fine dentelle laissait deviner la pointe de ses seins dressés.

Les autres la regardaient, fascinés.

Elle fit glisser jusqu'à ses chevilles son pantalon fuseau, laissant apparaître des jambes parfaites et bronzées. La petite culotte de dentelle, assortie au soutien-gorge, s'assombrissait à l'endroit du pubis, révélant de façon impudique que Miss Arowns n'était pas une vraie blonde.

Puis elle enleva l'une après l'autre ses chaussettes blanches en se tenant sur un pied, une jambe repliée contre l'abdomen et l'autre reposant sur le sol, sans effort apparent, comme l'aurait fait une danseuse professionnelle.

Devant ce spectacle Solomon Apfelbaum surtout était la proie d'une excitation grandissante. La bouche frémissante, les yeux injectés de sang, il contemplait pétrifié les évolutions suggestives de la jeune fille. Les notes du saxo se faisant plus langoureuses, annonçant le final, elle se retourna, baissa à moitié sa petite culotte avant de la relever, puis d'une main dégrafa l'attache de son soutien gorge qu'elle retira d'un coup sec avant de le lancer devant elle.

Il atterrit sur l'épaule de Solomon. Celui-ci, voyant là un signal se précipita, ivre de désir, vers Ann Arowns avec la ferme intention de la violer. Il l'enserra de ses bras puissants. Elle se débattit quelques secondes puis s'abandonna lorsqu'il la plaqua au sol, l'écrasant de tout son poids.

Les autres passagers ne perdaient pas une miette de l'action. Poirot et Hammersmith, médusés, contemplaient la scène d'un œil rond, tandis que Colette Dubois arborait une mine scandalisée.

Josef Kranz, quant à lui, reprenait peu à peu du poil de la bête devant ce spectacle insolite. Ses yeux, qui avaient perdu leur éclat vitreux, pétillaient d'envie en fixant les ébats du jeune couple. Puis se portèrent sur Colette Dubois, chargés de concupiscence. Il sortit de sa poche un mouchoir et nettoya sommairement les tâches de ketchup qui maculaient son front et sa poitrine, se releva, et se jeta en direction de la française en hurlant :

« - À ton tour d'y passer, la vieille ! Ça va être ta fête !

-  N'approchez pas ! Espèce de sale fasciste ! – cria-t-elle »

Voyant cela le docteur Hammersmith s'empara d'un pistolet qui traînait sur le plancher (Il ne pouvait s'agir de celui de Miss Arowns dont les balles avaient servi à l'exécution, ni de l'arme du crime, toujours en possession du détective. Ce ne pouvait être que celui de Kranz, mais que faisait-il par terre ? Un objet aussi dangereux ne pouvait avoir été négligé ainsi…) Bon ! Le docteur s'empara d'un pistolet, lequel ? On s'en fout, et tira sur le nazi.

La première balle l'atteignit au genou droit dont la rotule explosa en mille morceaux. La deuxième, perforant l'artère fémorale à mi-cuisse, provoqua une large plaie de laquelle le sang s'écoulait à gros bouillon, inondant le sol de la cabine. Kranz reculait en chancelant quand une troisième balle le frappa à hauteur de la clavicule. La violence du choc le propulsa vers l'arrière jusqu'au rebord de la fenêtre et il bascula dans le vide ; en se disant, dans les affres de son agonie, qu'il avait véritablement le mauvais rôle dans cette histoire. Après une longue chute son corps se disloqua sur les rochers.

Le docteur s'approcha alors de Colette Dubois. Il se colla contre elle et de sa main valide, lui caressa le sein alors que l'autre s'insinuait dans le col de son manteau.

« Que faites-vous ? – s'écria-t-elle horrifiée

-  Oh ! Fais donc pas ta pimbêche ! Après ce que j'ai fait pour toi ! Ça mérite bien une petite gâterie ! Non ?

L'encolure écartée de l'épaule par le membre atrophié, le vison tomba aux pieds de la française. Le docteur glissa sa main droite sous le pull-over à la base du dos et la remonta le long de la colonne vertébrale jusqu'à la fermeture du soutien-gorge qu'il défit adroitement. Puis il plaqua sa bouche contre celle de la femme dont les lèvres tentaient de le fuir. Elle résista un peu. Puis se laissa faire.

Une minute après, Hercule Poirot qui était le seul à avoir gardé ses vêtements tonna :

« C'est un téléphérique ici, pas un boxon !!! »

Et il se transforma instantanément en éléphant.

Cette métamorphose eut pour effet d'augmenter considérablement la charge de la cabine. L'appareillage qui la reliait au câble se déforma sous la contrainte, puis céda brusquement. Poirot parvint, dans un réflexe désespéré, à passer sa trompe par une ouverture de l'habitacle et a en agripper avec l'extrémité le fil métallique.

La lune se leva sur un spectacle insolite. Au cœur des Alpes autrichiennes, une cabine de téléphérique d'où provenaient des râles de plaisir se balançait mollement, soutenue par la trompe d'un éléphant d'Afrique, piquée à la base de quelques poils verts.

Un barrissement retentit dont l'écho se répercuta dans la vallée ; et qui signifiait :

« Faites-nous sortir de là ! »

Puis tout rentra dans l'ordre.

Le cadavre reprit sa place à l'arrière de la cabine. Les invités de nouveau habillés formaient un cercle autour d'Hercule Poirot.

Celui-ci hocha la tête et s'épongea le front. Puis il déclara :

« Nous revenons de loin ! J'espère que c'est fini !… »

Après un moment d'hésitation il retrouva son rôle de maître de cérémonie. Quatre paires d'yeux le fixaient, dans l'attente d'une harangue.

« Eh bien ! Nous y voilà. Il est temps de conclure. Je vais faire redémarrer la cabine. Arrivés au chalet nous nous débarrasserons du corps. Ainsi s'achève une des plus palpitantes aventures du grand détective. Tout est bien qui finit bien ! »

« - Attendez ! – dit Ann Arowns – Que s'est-il donc passé ?

-  Vous faites sans doute allusion aux petits inconvénients que nous venons de connaître ? Effectivement, cela mérite une explication. Avant que nous ne soyons tous transformés en kangourous motocyclistes. Ou attaqués par une bande de ptérodactyles roses. Ou bien que Buggs Bunny ne fasse irruption parmi nous, je me propose de rétablir les faits. »

Et Poirot se remit à arpenter le sol de long en large, comme à son habitude, en énonçant, comme pour lui-même, le fil de ses réflexions.

« Nous sommes depuis le début de ce récit les jouets d'un auteur psychopathe. Qui ne nous a entraîné dans cette histoire que dans le but d'exprimer ses fantasmes pervers de sexe et de violence. Quand il ne s'agit pas d'un délire névrotique hallucinatoire. Bien sûr vous n'avez rien pressenti ! Et pourtant les indices ne manquaient pas !

-  Quels indices ? – interrogea Colette Dubois

-  Mais voyons ! Faites un peu fonctionner vos petites cellules grises ! »

Tous se taisaient. Poirot, en fronçant les sourcils, reprit la parole :

« Quelle est, ou plutôt quelle était, la profession de Josef Kranz, alias Erwin Klinkel ?

-  Écrivain ! – intervînt le docteur – Et dramaturge. Il a écrit des pièces à succès. Dont une a tenu l'affiche plusieurs années à Brooklyn ; c'était, dans le genre comique, un chef-d'œuvre d'après les critiques. Je n'ai pas eu l'occasion de la voir mais j'ai lu un de ses bouquins. Tordant, je dois l'avouer, malgré tout ce que j'ai appris de lui par la suite.

-  Bien ! Et maintenant dites-moi docteur, Miss, et vous Solomon, quelle impression vous a faite Madame Dubois quand vous l'avez rencontrée ?

-  Une personne charmante – répondit Ann – ouverte et sympathique. Le genre de femme qui se sent bien partout ; joviale et sans chichis.

Les autres manifestant leur assentiment, la française détourna les yeux en rougissant. Poirot continua :

« Rappelez-vous ce que fit monsieur Apfelbaum juste avant notre départ, alors que nous étions tous déjà dans la cabine. N'avez-vous pas remarqué son geste ? Il a donné une livre sterling au jeune garçon qui pilotait la barque lors de notre traversée du lac.

-  Et alors – dit Solomon – il n'y a pas de mal à ça ?

-  Aucunement – répondit Poirot. Continuons… Vous souvenez-vous des cris que nous entendîmes dans l'obscurité juste après les coups de feu ? Outre les voix de Miss Arowns et Madame Dubois , il y avait celle, paniquée, du docteur Hammersmith. Qui criait « nous allons tous mourir !» Relisez ! C'était à la page 8. Et avant cela, lorsque nous étions sur le bateau, Miss Arowns a tenu des propos qui auraient dû vous alerter !

-  Comment ça ? – dit la jeune femme – Je n'ai rien fait de mal !

-  Oseriez-vous nier, mademoiselle, que vous avez passé une partie de votre enfance dans le sud de la France où vos grands-parents possédaient une villa ?

-  Non ! Bien sûr ! J'adorais cette région. C'est même là que j'ai appris à faire la cuisine. 

-  Et voilà ! Tout est dit ! – conclut le détective »

Un grand silence se fit dans l'habitacle. Un nuage d'incompréhension flottait sur les passagers. Qui fixaient Poirot d'un œil interrogatif.

« Mais enfin ! Réfléchissez ! – leur dit-il – Comment peut-on y croire un instant ? Un allemand qui a de l'humour ! Un juif qui laisse un pourboire ! Un anglais qui perd son flegme ! Une française sympathique ! Une anglaise qui sait faire la cuisine et qui, de surcroît, aime les escargots et les cuisses de grenouilles ! Ça n'a pas de sens !!! 

Et surtout… - Hercule Poirot marqua un temps d'arrêt – Alleï, ça ne saurait vous échapper ! Fieu ! – Puis il éclata de rire en s'exclamant, avec un fort accent bruxellois :

Et surtout… Un belge intelligent !!!

 

 

FIN

 

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