Texte envoyé à la gardienne des
sceaux de l'époque, puis à son successeur. À beaucoup de personnalités
médiatiques. Mais pas à toutes celles qui le méritent. Loin s'en faut !
Date : 06/12/2001
Madame Marylise Lebranchu
Garde des sceaux
Ministre de la Justice
Madame la ministre
Je dois vous dire en préambule que je me considère comme un citoyen tolérant, ouvert, et respectueux des institutions de la République. Je me félicite de vivre dans un pays où les valeurs humanistes rassemblent autour d'elles une quasi-unanimité. Mais le sujet que j'aborde ici est de ceux qui ont suscité dans le passé, et qui sont susceptibles, encore aujourd'hui de susciter la polémique. Et autour desquels le consensus n'est pas encore définitivement établi. Je n'irai pas par quatre chemins ; il s'agit de la peine de mort.
J'ai apprécié, en son temps, le courage de Maître Badinter et de François Mitterrand quand ils ont, à l'encontre de la majorité de l'opinion publique, relégué dans les poubelles de l'Histoire, cet instrument barbare qu'était la guillotine.
Si l'on peut comprendre le désir de vengeance de l'opinion face à des crimes horribles tels que viols d'enfants suivis de meurtres, crimes en série, assassinats sadiques accompagnés de tortures, on est cependant en droit de considérer que la société ne peut s'arroger le droit de supprimer une vie humaine. Il devrait s'agir là d'un principe absolu.
Et pourtant, il existe selon moi une exception à cette règle. Pour un crime qui ne souffre pas de pardon. Pour une ignominie à laquelle on ne doit accorder aucune circonstance atténuante. Pour des individus qui s'attaquent à ce qu'il y a de plus sacré. Bref ! Pour les gens qui persistent, au mépris de notre belle langue, à dire « un espèce ».
« Espèce » est du genre féminin ! Et l'article qui le précède ne dépend pas du substantif qui le suit ! On dit UNE espèce de connasse, UNE espèce d'escargot, UNE espèce de macho, UNE espèce de testicule (et en passant UN testicule ; s'il est un mot qui n'a vraiment rien de féminin, c'est bien celui-là ! Et pourtant on entend souvent ... Mais je m'éloigne de mon sujet).
Je ne comprends pas pourquoi aujourd'hui, à l'heure où la parité devient une règle ; à l'époque où, pour sortir le genre féminin de siècles d'esclavage, on crée des mots comme « autrice » ou « mairesse », rien n'est fait contre l'intrusion d'un nom commun dans un territoire qui ne lui appartient pas. Espèce doit rester en Féminie !
C'est motivé par une exaspération que je ne pense pas être le seul à partager que je vous écris pour vous demander de prendre les mesures nécessaires.
La guillotine ne me semblant pas suffisamment dissuasive, je vous propose de rétablir, mais uniquement à l'encontre de ces massacreurs de la langue, quelques supplices qui avaient cours au Moyen Âge. L'estrapade, la roue, le pilori, la question de l'eau etc... Auxquels seraient soumis, sans procès préalable, les assassins de notre patrimoine linguistique. Un ignoble individu prononce « un espèce » ; Hop ! Au cachot, au pain sec et à l'eau ! Et le lendemain aux premières lueurs blêmes de l'aube, après une nuit de tortures, exécution publique ! Sans dernière cigarette ni verre de rhum !
C'est là une vision que j'ai d'un monde parfait. Mais je suis réaliste et j'ai conscience que cette modification de notre loi nécessitera des mois, voire des années ! Des réformes en profondeur, des débats houleux à l'assemblée nationale, une modification de la constitution et un référendum. Mais je crois que le jeu en vaut la chandelle !
L'opinion n'est pas encore prête. Mais si nous voulons que disparaisse de notre environnement culturel cette horrible mésalliance que constituent ces deux mots accolés « un » et « espèce », il faut se mettre au travail au plus tôt.
Et je ne vous cache pas le profit que je compte tirer d'une telle mesure. Lorsqu'on aura pendu le dernier assassin de la langue de Molière avec les tripes du dernier barbare de la syntaxe, les rangs de l'assemblée nationale seront très clairsemés. Ainsi que les plateaux de télévision, les rédactions de journaux, et même le banc du conseil des ministres. Je me permets dès maintenant de poser ma candidature à un de ces postes rendus libres car je pense en être digne ; je ne dis jamais « un espèce ». S'il m'arrive parfois de maltraiter la syntaxe, je ne le fais jamais d'une manière aussi criminelle. Car ce qui rend impardonnable la masculinisation du mot « espèce », c'est qu'il existe une méthode très simple pour permettre aux béotiens d'éviter ce barbarisme. Il suffit en cas de doute de remplacer « espèce » par « sorte », substantif féminin qui en est le plus proche et auquel personne, même le plus crétin des analphabètes, n'aurait l'idée d'accoler un article masculin. On n'entend jamais dans une conversation, même entre un chanteur de rap et un présentateur de TF1 « un sorte de ».
Voilà, madame le ministre, ce que j'avais à vous dire. Comme le sujet de ma lettre dépasse de loin les compétences de votre seul ministère, j'en adresse une copie à vos collègues en charge de la francophonie, de l'éducation nationale et de la condition féminine ainsi qu'à l'Académie Française.
Vous m'excuserez si je signe cette missive d'un nom d'emprunt. Vous pourrez considérer cela comme de la lâcheté. Mais, comprenez-moi ! Si je menais ce combat au grand jour j'attirerais sur ma personne la haine d'une foule de gens qui souhaitent voir leur crime linguistique impuni.
Je vous quitte en espérant que ma lettre aura su éveiller chez vous un vif intérêt sur un problème crucial. Je m'attelle dès à présent à un projet tout aussi important qui vous concerne aussi : la répression impitoyable des piétons qui traversent la rue quand le feu est vert en vous adressant un sourire béat, et vous obligent à freiner.
Je vous prie d'agréer, Madame la ministre, l'expression de mes hommages respectueux.
Vaugelas.
Copies à Mme la secrétaire d'état aux droits des femmes, Monsieur le ministre de l'éducation nationale, Académie Française.