AU TABLEAU !
« Julius, viens au tableau, s'il te plait. »
Les paroles de la maîtresse, bien que prononcées sur un ton impératif, étaient empreintes de la douceur habituelle qui émaillait tous les propos que Mademoiselle Lantier dispensait à ses élèves, et qui lui conférait une immense autorité et une grande affection auprès des gosses. Une autorité et une affection qui suscitaient l'envie de ses collègues.
Julius, qui d'habitude redoutait comme la peste d'être désigné pour monter sur l'estrade, reçut cette invitation avec la plus grande sérénité. Il s'en réjouissait même ! N'ayant pas été interrogé depuis deux semaines, il avait consciencieusement révisé la veille au soir la leçon d'Histoire, étant presque certain que ce jour serait celui où la maîtresse le ferait venir au tableau.
« Ecris, s'il te plait, le nom des villes qui ont été détruites au cours de l'Histoire, par des ADM, en marquant en parenthèses les années où ces événements se sont produits ; j'espère que tu as bien révisé la leçon d'hier. »
Sans hésiter, l'enfant inscrivit sur le tableau en lettres capitales :
« Hiroshima (1945) »
Puis :
« Nagasaki (1945) »
« Très bien, Julius, continue… »
« Phœnix (2017) »
« Bombay (2025) »
L'enfant marqua une légère hésitation ; que Mademoiselle Lantier mit à profit pour lui conseiller :
« Julius ! N'écris pas avec ton doigt, on ne voit rien du fond de la classe ! Prends plutôt la craie ! Et active la police numéro 4 ! »
Il saisit le petit stylet transparent qu'elle lui tendait et fit un geste compliqué, effectué avec une maladresse enfantine, de sa main droite. Aussitôt toutes les lettres inscrites sur le tableau se transformèrent, acquérant une hauteur et une largeur uniforme et un aspect légèrement cursif qui les rendait très élégantes et facilement lisibles aux élèves du dernier rang.
La maîtresse croisa ses doigts d'une certaine façon, apparemment naturelle et très étudiée, et le tableau se dédoubla ; l'écran virtuel, visible par tous les écoliers assis à leur pupitre, se tenait au-dessus de Julius, à une cinquantaine de centimètres, tandis que celui où il s'apprêtait à écrire, et qu'il était le seul à voir, occupait la place initiale du tableau sur lequel il avait commencé de noter sa liste.
Avec le stylet il marqua :
« Islamabad (2025) »
Mademoiselle Lantier lui lança un sourire d'approbation. Julius continua :
« Haïfa (2031) »
« Tripoli (2033) »
« Tel Aviv (2033) »
« La Mecque (2033) »
« Damas (2034) »
« Khartoum (2034) »
« Shanghai (2057) »
« Bello Horizonte (2060) »
« Vancouver (2063) »
« Bravo Julius, il n'y a aucune erreur ! Continue. »
Mais comme l'enfant semblait hésiter, sa cervelle de onze ans ayant du mal à se remémorer tous ces noms de villes et ces dates, la maîtresse lui accorda le soutien de ses condisciples en interrogeant la classe.
« Allons ! Aidez votre camarade ! Quelles sont les villes qui ont été détruites par des armes de destruction massive ? »
Plusieurs doigt se levèrent.
« Toi Aïcha ! »
« Alger en 2067, Marseille en 2068, Prague en 2068 »
« Très bien, et ensuite ? A toi Rodolphe. »
« Kiev – 2071, Istanbul et Ankara – 2072, Bagdad – 2073. Et Washington et Stockholm en 2075, détruites par des explosions atomiques causées par des actions terroristes. »
Aux quatre coins de la classe, les doigts se levaient. Julius, qui continuait à inscrire les noms des villes sur le tableau, jeta vers Mademoiselle Lantier un regard suppliant. Il connaissait la suite et ne souhaitait pas voir gaspiller tout le travail de révision de la veille.
« Allons ! Laissons terminer votre camarade. » Dit la maîtresse.
L'élève nota consciencieusement le nom des villes et les dates qui avaient été prononcés par les autres écoliers ; puis poursuivit sans hésitation son écriture sur le tableau :
« Rome (2079) »
« Lagos (2080) »
« Sydney (2080) »
« Calcutta (2080) »
« HongKong (2084) »
« Félicitations Julius ! Retourne à ta place. » Dès qu'il se fut assis, la maîtresse lui demanda :
« Et HongKong, ça fait combien de temps ? Nous allons voir si tu es aussi bon en calcul mental qu'en Histoire. »
« Euh… 39 ans » Répondit Julius après quelques secondes de réflexion.
« Non ! 28 » dit en souriant la maîtresse. C'est très facile à calculer : 2100 – 2084 ça fait 16, et 16 + 12 font 28. Inutile de poser l'opération ou de se servir de la calculatrice. La destruction de HongKong a eu lieu 16 années avant l'an 2100, et comme nous sommes en 2112 il faut simplement y ajouter 12 ! Mais c'était très bien Julius ! Tu auras une très bonne note, qui va redresser ta moyenne ! »
Mademoiselle Lantier fit de nouveau jouer ses doigts et le tableau s'éleva, se projeta en avant et prit la forme d'un écran panoramique où apparaissaient des scènes de villes détruites et d'explosions atomiques. Des images qui ouvraient le cours d'Histoire de ce jour-là.
A ce moment précis une lumière tellement forte que ni les élèves ni la maîtresse n'eurent le temps de la voir inonda la classe. Quelques secondes plus tard, alors que les pupitres commençaient à fondre, la fantastique onde de choc pulvérisa l'école, projetant ses milliers de tonnes de matériaux à des dizaines de kilomètres.
Parmi ces débris, la matrice du tableau, une petite boule à l'enveloppe constituée de carbone et d'iridium et qui occupait un logement situé sous le bureau de la maîtresse, ne fut pas trop déformée par l'élévation soudaine de température. Quand le souffle de l'explosion l'atteignit, elle n'avait pas été suffisamment exposée pour que les circuits qu'elle contenait ne fussent détruits.
Trois mois après, des hommes en combinaisons isolantes qui parcouraient les ruines virent au-dessus d'un monticule de terre un écran, semblable aux tableaux qu'ils avaient connus à l'école, et qui diffusait en boucle des images de destruction.
FIN
Alain Kotsov – Décembre 2006.