UNE FOURMI DE DIX-HUIT MÈTRES...

 

 

 

Ça n'existe pas ! Ça n'existe pas !

 

Le poème de Robert Desnos semble d'abord un éloge au bon sens ; on peut l'imaginer comme un dialogue entre deux interlocuteurs. L'un doté d'un esprit totalement fantaisiste, voire délirant, qui décline les idées que le thème de la fourmi inspire à son imagination maladivement débridée ; et l'autre, personnage sensé, qui répond à l'évocation de ces chimères d'hyménoptères par la seule phrase qu'on peut y opposer : « Ça n'existe pas ! »

 

Mais le propos qui clos ce texte : « Eh ! Pourquoi pas ? », qu'on devine prononcé par celui des deux dialoguistes au cerveau dérangé, instaure le malaise en lui donnant le dernier mot. La raison est vaincue ! Desnos a pris le parti de clore son poème sur un point d'interrogation. Laissant la porte ouverte aux plus extravagantes élucubrations. En prenant la responsabilité de laisser croire aux élèves qui étudieront ce texte qu'une fourmi de dix-huit mètres, avec, qui plus est, un chapeau sur la tête, ça pourrait exister.

 

Personne, à ma connaissance, n'a, jusqu'à aujourd'hui, eu le courage de répondre à la question finale. La conscience de cette lamentable désertion me pousse à le faire. « Eh ! Pourquoi pas ? » Parce que ! Serais-je en droit de rétorquer. Mais ça ne suffit pas. Il me faut expliquer et argumenter pour que mon propos soit définitivement crédible. Je le ferai point par point.

 

D'abord, dix-huit mètres pour une fourmi est une taille absolument déraisonnable. L'espèce qui détient le record de longueur, clavata-Panama ne mesure que 4cm ; ce qui représente 450 fois (!) moins que la mensuration indiquée par l'auteur. Et le chapeau ! N'oublions pas le chapeau ! Outre le fait qu'une fourmi n'a jamais manifesté la moindre velléité de coquetterie, un couvre-chef adapté à celle de Desnos devrait avoir un diamètre de l'ordre de 3 mètres. A-t-on déjà vu un chapeau de cette taille ?!

 

Deuxième point : « une fourmi traînant un char plein de pingouins et de canards. » Le poids moyen d'un canard ou d'un pingouin peut être évalué autour de 3 kilogrammes. Je n'évoque pas, par charité, le manchot empereur (qui, dans le langage courant, peut être assimilé à un pingouin) avec ses 15 kilos pour un spécimen mâle adulte. Restons dans la norme !

 

Le char est, affirme l'auteur, PLEIN de ces volatiles. Pour que soit justifié l'emploi de ce mot, il doit y en avoir au moins une dizaine de chaque espèce, c'est à dire plus de vingt au total, soit une masse de soixante kilos au minimum, plus le poids du char !

 

Les performances musculaires de la fourmi sont, certes, extraordinaires comparées aux nôtres. En adaptant les proportions, cet animal est capable de soulever une charge dix fois supérieure à celle que peut arracher un champion olympique d'haltérophilie. Mais soixante kilos ! Soyons sérieux ! C'est l'équivalent, pour la petite fourmi, de plusieurs milliers de tonnes tractées par un être humain !

 

À moins bien sûr qu'il ne s'agisse de la fourmi géante de la première strophe dont j'ai déjà brillamment démontré l'impossibilité de l'existence. Et quand bien même serait-ce le cas, quelle forme aurait l'attelage ? À quels points du corps pourrait-on l'attacher ? De plus, le corps d'une fourmi n'est pas du tout adapté à la traction d'un véhicule, comme celui d'un cheval ou d'un bœuf. Le balancement du tronc, causé par la marche de l'insecte sur ses six pattes très au-dessus du sol, produirait des oscillations énormes qui auraient tôt fait de faire basculer les volatiles hors de la charrette.

 

Mais le meilleur est à venir ! Une fourmi polyglotte ! On croit rêver !

 

Les fourmis communiquent entre elles par un langage basé sur des échanges chimiques, très différent du nôtre. Malgré sa complexité avérée, ce mode de communication, qui n'a pour objet que de signaler un danger, la présence d'une source de nourriture, ou de concerter une stratégie cohérente face à une situation nouvelle de la fourmilière, n'a pas la moindre vocation culturelle. Quelle pourrait être pour les hyménoptères l'utilité de connaître les langues humaines, mortes ou vivantes ? De pouvoir comprendre Voltaire ou Cicéron dans le texte ou de déchiffrer le discours d'une danseuse balinaise ? À l'évidence pas la moindre !

 

Mais admettons ! – vous êtes d'accord avec moi sur le fait que j'avance très loin dans le compromis ! - Admettons que, malgré la faible taille de son cerveau, un mode de pensée très éloigné de celui de l'homo sapiens, une fourmi exceptionnellement intelligente ait réussi, par un moyen qui reste à déterminer (Berlitz, la méthode Assimil, l'espionnage dans les salles de cours d'une université ? – difficile à imaginer, n'est-ce pas ?), qu'elle aurait donc réussi à assimiler les langues de Molière, Plaute, et... Désolé, je ne connais pas d'auteur javanais... Comment diantre pourrait-elle s'exprimer dans une de ces langues ?!

 

Car l'auteur utilise bien le verbe « parler » ! Or, la configuration du système respiratoire de la fourmi, dépourvu de larynx, ne lui permet pas d'émettre le moindre son articulé. Tout au plus quelques ultra-sons, inaudibles pour nous. Les seuls représentants du règne animal qui arrivent à reproduire la voix humaine sont les oiseaux parleurs, tels le mainate ou le perroquet gris du Gabon. Et ils le font de façon erratique et mécanique grâce à un organe vocal très performant, mais sans la moindre intelligence. Les animaux les plus proches de l'homme, les primates supérieurs comme le gorille et le chimpanzé, qui peuvent comprendre certaines notions de notre langage, sont loin d'atteindre les mêmes performances dans la reproduction de la voix humaine. Ils n'émettent, dans le meilleur des cas, que des cris et borborygmes incompréhensibles, car les quelques millions d'années d'évolution qui les séparent de nous leur interdisent à jamais de prononcer des paroles intelligibles.

 

Alors une fourmi !!!

 

Il est inutile de poursuivre plus avant. La démonstration est faite que ce genre de fourmi n'existe pas, ne peut exister, et qu'il n'y a pas de « pourquoi pas » ! N'en déplaise à Robert Desnos ; qui est mort, de toutes façons.

 

Je me permettrai donc de réécrire ce poème en le débarrassant de ses absurdités tout en en respectant au mieux l'esprit et la lettre :

 

Une fourmi d'un centimètre

Ça existe, ça existe

Une fourmi ne traînant rien

Ça existe, ça existe

Une fourmi ne parlant pas

Ça existe, ça existe

Eh ! Pourquoi ?

 

 

     A. Kotsov – 2002.