LA RANÇON DE LA GLOIRE  

 

 

Le couple qui descendait avec précautions les marches branlantes de la petite roulotte semblait sous le coup d'une forte émotion. L'homme, vêtu d'une redingote et d'un interminable chapeau haut-de-forme, paraissait perdu dans ses pensées. Mais le léger sourire qu'il arborait indiquait que les prédictions de la vieille gitane étaient de bonne augure. La voix de sa femme, pendue à son bras, mit un terme à sa rêverie.

 

« Vous devez me rendre raison, Armand ! Force est de constater que ces billevesées, ainsi que vous les appelez, ces enfantillages, ces « histoires de bonnes femmes », ne sont pas aussi absurdes que vous ne le pensiez !

-   Vous n'avez pas tord, chère Emma. Mon inébranlable cartésianisme vient d'en prendre un coup ! Je vous dois de reconnaître que cette vieille bohémienne a donné sur notre vie des détails que nous sommes les seuls à savoir. »

 

Il approcha sa bouche de l'oreille de sa compagne et lui murmura :

 

-   « L'usage que je fis samedi dernier de ce martinet et la manière dont vous m'entravâtes aux barres du lit, nul ne pourrait en être au courant. La chambre était close... A moins que vous n'ayez renseigné à mon insu, cette sorcière tzigane...

-   Oh ! Armand ! Comment osez-vous ! Penser que j'eusse été capable d'une telle impudence ; raconter à une diseuse de bonne aventure que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam des choses dont la pensée me fait rougir au plus profond de mon corps ! Et dont l'évocation par cette voyante me donnait l'envie de disparaître dans un trou de souris !

-   Moins fort ! On pourrait vous entendre... Je sais Emma ! Je vous connais depuis assez longtemps pour avoir la certitude que vous n'eussiez jamais été capable d'une pareille chose. »

 

Les précautions que prenaient l'homme afin que la conversation demeurât discrète étaient grandement superflues ; le vacarme de la fête foraine interdisait aux passants d'en percevoir le moindre mot.

 

« Mais qui vois-je là-bas ? s'exclama l'homme, c'est ce cher Honoré ! »

 

Mettant ses mains en porte-voix en direction de celui qu'il venait d'apercevoir dans la foule, il hurla :

 

« Monsieur Hideux ! Monsieur Hideux ! »

 

L'autre se retourna. Puis, ayant reconnu l'auteur des cris, s'approcha du couple.

-   Bonjour Monsieur Armand, mes hommages madame !

-   Bonjour Monsieur Hideux, que diriez-vous d'un verre de cidre à la buvette ?

-   Voilà une proposition qui me sied ! Mais, dites-moi, vous sortez bien de cette roulotte ? « Madame Irma : Votre avenir n'a aucun secret pour elle. Tarots, chiromancie, boule de cristal. » Vous ! L'homme le plus athée que je connaisse. Le pourfendeur des charlatans et des superstitions !

-   Si fait ! Figurez-vous, mon cher Honoré, que je viens juste de quitter le camp des sceptiques. Vous en auriez fait autant à ma place. Vous ne pouvez imaginer à quelle point cette gitane m'a stupéfait par ses prédictions !

-   Oh, vous savez, prévoir l'avenir est chose bien aisée ! J'en ferais moi-même tout autant ! Il suffit de dire au client naïf (je vous demande pardon !) ce qu'il a envie d'entendre. Lui brosser un avenir rose ; exaucer, par avance, tous ses désirs qu'on aura devinés avec un bon talent de psychologue. La seule chose que connaissait votre voyante du futur avec certitude, c'est que vous lui remettriez une pièce de vingt sous après la consultation !

-   Ne raillez pas ! Asseyons-nous plutôt à cette table. Garçon ! Un pichet de cidre et trois verres !

 

La femme et les deux hommes s'installèrent autour d'une table qui se trouvait un peu à l'écart des autres clients. Ils ne dirent mot jusqu'à ce que le garçon se fut éloigné, après avoir servi la boisson. Ce fut Monsieur Hideux qui le premier rompit le silence :

 

-   Ainsi, une vieille manouche aurait réussi à vous faire changer d'avis ? Que vous a t-elle dit de si extraordinaire ? Quel avenir a t-elle vu dans sa boule de cristal ?

-   Par exemple, tenez : Elle a dit que nous serons en guerre avec les Prussiens avant dix ans. Que nous perdrons cette guerre. Qu'elle sera courte. Que l'empereur sera déchu. Qu'il y aura à Paris une sanglante révolution. Que la république sera instaurée à la suite de ces événements.

-   La belle affaire ! Il ne faut pas être grand clerc pour deviner que les Teutons n'ont pour unique ambition que de mettre l'Europe à feu et à sang. Voyez ce nouveau roi, ce Guillaume ; et ce Bismarck qui vient d'être nommé premier ministre ! Mais je dois reconnaître que cette romanichelle lit les journaux. Quoi qu'il en soit, si cette guerre n'avait pas lieu, irez-vous en Bohème où en Hongrie pour lui réclamer le remboursement de vos vingt sous ?

-   Vous n'y êtes pas, Honoré, ce qui m'a convaincu de la justesse des propos de cette voyante n'est pas ce qu'elle a prédit. Mais ce qu'elle a deviné du présent et du passé.

-   Ah bon ? Vous m'intéressez !

-   Oui ! Elle a dit qu'hier nous avons mangé de la sole et des épinards. Ce qui était vrai ; n'est-ce pas Emma ?

-   C'est tout à fait vrai, confirma la femme. Et que notre bonne, Augustine, s'est faite engrosser par le garçon de ferme de nos voisins

-   Ce qui ne sera pas difficile à vérifier dans quelques semaines, dit Armand en riant. Mais ce n'est pas tout : Elle a deviné que la cousine d'Emma était morte noyée en 1859 ; que j'avais un grain de beauté sur le mollet gauche ; qu'un renard avait pillé notre poulailler il y a six mois ; que je me suis entaillé la main la semaine dernière en écaillant des huîtres. Et une foule d'autres détails qu'il lui étaient impossibles à connaître sans une science qui dépasse les limites de celle qui nous est familière.

-   Voilà qui pique ma curiosité ! Et que vous a t-elle raconté à propos de votre vie future ?

-   Des choses proprement extraordinaires. Pas sur nous. Mais sur notre fils. Vous connaissez Eugène ?

-   Bien sûr ! Un garçon brillant. J'eusse aimé avoir un tel fils. Le mien a raté toutes ses études. Il est palefrenier à Yvetot ; il boit, fréquente les gourgandines... Je plains ma pauvre bru. Ah ! Misère ! Vous ne mesurez pas la chance que vous avez de posséder pareille progéniture ! »

 

Les paroles de Monsieur Hideux, à l'évocation de l'échec de son fils, prenaient un ton désespéré qui semblait n'avoir aucun effet sur ses interlocuteurs.

 

-    Au fait, votre Eugène, il poursuit toujours ses études ?

-   Mais non ! Vous retardez Honoré ! Il a fait son droit  depuis longtemps. Maintenant Il s'intéresse à la politique. Il connaît beaucoup de gens très influents.

-   Voilà un garçon qui est promis à un brillant avenir.

-   Justement ! La voyante nous en a parlé. Selon elle, il connaîtra une exceptionnelle réussite.

-   Sans vouloir vous flatter, ce n'est pas difficile à deviner ! Votre fils a l'étoffe d'un directeur. La dernière fois que je l'ai vu, c'était au mariage de ma nièce Charlotte, il a séduit tout son entourage par son intelligence et la pertinence de ses propos. C'est un meneur d'hommes. Il finira certainement patron d'une société ou sous-préfet !

-   Plus haut ! Plus haut !

-   ... ?

-   Préfet !

-   Ah bon ? C'est tout le mal que je lui souhaite, répondit Hideux d'un ton où perçait une certaine incrédulité.

-   Mais oui ! La gitane lui a prédit une carrière de préfet. D'abord dans quelques départements de province. Puis à Paris. Préfet de la Seine !

-   De la Seine ? En voilà une bonne nouvelle !

-   Comme vous dites ! Et ce n'est pas tout : il sera estimé, reconnu par tous. Et on donnera son nom à une rue de Paris ; dans un quartier prestigieux. »

 

La voix de l'heureux père se faisait plus forte.

 

-    Il sera aussi un grand inventeur. Il concevra un système qui rendra d'immenses services. Son nom sera sur toutes les lèvres et pendant des siècles. Imaginez mes petits enfants, mes arrière-petits-enfants et tous mes descendants ; leur fierté de porter ce nom qui est le mien mais qui n'évoque rien à personne aujourd'hui.

-   Encore avez-vous la chance, mon cher Armand, d'en porter un qui sonne bien, et qui peut donner lieu à de jolies rîmes féminines. Pensez à toutes les souffrances que m'a occasionnées le mien ! Dans la cour de l'école, au lycée, à l'université, à l'armée. Et encore aujourd'hui ; tenez, pas plus tard qu'hier j'ai surpris une conversation au marché : on parlait de moi et de ma femme en ces termes : « le Hideux et sa hideuse ». Croyez-moi, je préférerais me nommer Dupont !

-   J'espère que vous avez souffleté ces méchants.

-   Mais non ! D'ailleurs ils ne se sont pas aperçus de ma présence. Ces gens ne pensaient pas à mal. Simplement ils ne se rendent pas compte de la blessure que peut infliger ce genre de moquerie. Et dire que mon enfant a subit la même chose ; c'est peut-être d'ailleurs pour cela qu'il a échoué dans la vie. Et le même sort attend mes deux petits fils ! Et tous mes descendants mâles. Ah ! On devrait pouvoir changer de nom !

 

      Comme la conversation prenait l'aspect d'une lamentation, le couple manifestait des signes d'impatience. Vidant son verre d'un trait, Armand sortit de son gousset sa montre oignon et s'exclama après l'avoir consultée :

 

-   Juste ciel ! Déjà midi ! Rappelez-vous Emma que nous avons rendez-vous avec le métayer. Si nous ne partons pas à l'instant, nous serons en retard !

-   Vous avez raison mon cher époux ; nous devons prendre congé.

-   Ne nous en veuillez pas, Honoré, nous devons partir.

-   Je comprends.

-   Alors, au revoir Monsieur Hideux.

-   Mes hommages, madame ; au revoir Monsieur Poubelle.

 

 

 

 

 

 

FIN