LE JUGEMENT DE SULEYMAN
Conte oriental
Il y avait, aux marches occidentales de l'Empire des croyants, un petit sultanat qui s'étendait autour d'une ville nommée Atkent. C'était, il y a fort longtemps, à une époque que décrivent certains récits qui sont arrivés jusqu'à nous, et où les événements merveilleux et les miracles semblaient arriver beaucoup plus souvent qu'aujourd'hui. C'est du moins ce que laissent croire les chroniqueurs d'alors. Aimaient-ils enjoliver la réalité ou les miracles étaient-ils monnaie courante en ce temps là ? 0u la transmission de bouche à oreille a-t-elle apporté à ces histoires un aspect fabuleux dont elles étaient dépourvues à l'origine ? Et, dans dix siècles, nos arrière petits enfants ne considéreront-ils pas notre banale époque comme une ère fantastique tant les récits auront été déformés et embellis par la tradition ?
Toujours est-il que l'histoire dont il est question ici n'a laissé aucune trace matérielle ; rien ne pourra empêcher le lecteur de la considérer comme une légende. L'emplacement de la cité d'Atkent existe bien mais personne ne sait plus où il se trouve. Il ne reste aujourd'hui de cette ville et des personnages de ce récit que du sable, des pierres, de la terre et des cendres.
Mais autrefois, la cité d'Atkent était magnifique et prospère. Les terres du sultanat étaient très fertiles et bien irriguées. Ses habitants avaient la réputation d'être de bons croyants, de loyaux serviteurs de l'Empire, et des gens très courageux. Ils auraient suscité l'envie chez tous les autres sujets de l'Empereur si la région n'avait été le théâtre de guerres perpétuelles. De par sa situation, aux confins du monde des croyants, le petit royaume était constamment menacé par les raids des infidèles. Malgré une féroce obstination, ceux-ci n'étaient jamais arrivés à prendre la ville car l'armée du sultan, constituée des meilleurs fantassins et cavaliers de l'Empire, leur avait toujours vaillamment tenu tête. Outre leur courage et leurs qualités guerrières, c'est surtout la personnalité du sultan, leur chef, qui en faisait de si bons soldats. Celui-ci, qui se faisait appeler le prince Djemal, était le plus valeureux garçon qui se puisse imaginer. Il était monté sur le trône à vingt-six ans, à la mort de son père, tué par les païens dans une embuscade. Et, bien que son sacre fut la conséquence d'un événement tragique, le peuple avait été si content de son nouveau roi que la ville d'Atkent et ses environs, après son couronnement, furent en fête pendant trois jours et trois nuits pour fêter le nouveau sultan.
C'était le meilleur cavalier du pays ; et, bien qu'il fut très jeune, il était passé maître dans l'art de la guerre. Les ennemis que son sabre et ses flèches avaient envoyés dans l'autre monde auraient pu y former une armée tant ils étaient nombreux. Car il ne se contentait pas de donner des ordres à son armée d'un abri éloigné comme le font trop de capitaines aujourd'hui ; il payait de sa personne les armes à la main. Et l'admiration que lui portaient ses soldats en était grandie et leur force décuplée.
En plus d'être un fin tacticien, le prince Djemal était un homme très intelligent et cultivé. Il avait lu tous les livres, parlait les langues barbares et avait fait progresser la science de son époque par ses réflexions pertinentes aussi bien en mathématique, en astronomie qu'en médecine. Depuis qu'il maîtrisait l'art du jeu des échecs il n'avait perdu qu'une seule partie ; Et encore, contre un grand maître venu de Bagdad.
Mais, outre ses qualités spirituelles, ce qui frappait au premier abord ceux, et surtout celles, qui eurent la chance de le connaître, c'était sa beauté. Si cela n'avait été un blasphème, on aurait pu dire qu'il était beau comme un dieu. Quand il passait sur son cheval dans les rues de la ville, les jeunes filles, prévenues par les acclamations du peuple qui signalaient son passage, lâchaient leur ouvrage, quittaient leur métier ou leur cuisine, et couraient à leur balcon pour contempler le jeune sultan. Les larmes qui coulaient toutes les nuits sur les oreillers de ses sujettes auraient fait déborder la Mer de Marmara si elles s'y étaient jetées. Car, bien que chaque pucelle du royaume ne rêvât que de lui, la pensée du prince était envahie par une autre, la seule justement qui n'eut accepté de donner sa vie pour un baiser du sultan.
Elle se nommait Gulistane et sa beauté était le pendant féminin de celle de Djemal. Et le désir qu'elle suscitait chez les jeunes garçons du royaume était à l'égal de l'envie qu'éveillait le sultan chez les autres filles. Qu'ils auraient bien été ensemble ! Mais la volonté du tout puissant, si mystérieuse pour les pauvres fourmis que nous sommes, était contraire à cette union. Du moins à ce moment du récit ; car on verra par la suite que le très haut finit par favoriser les desseins du prince Djemal, d'une certaine manière, mais... Il est trop tôt pour en parler. Revenons à Gulistane.
C'était la fille d'un riche marchand qui, tout occupé à compter sa fortune, et bien qu'il fut veuf depuis la naissance de sa fille, avait négligé son éducation. Il lui lâchait tant la bride qu'elle se permettait des audaces qui auraient fait la honte de sa mère, comme de toute bonne mère musulmane. Elle sortait souvent seule, dans les rues de la vieille ville, le visage recouvert en dessous des yeux d'un voile si transparent qu'il laissait entrevoir, si la lumière était bien orientée, l'éclat de ses lèvres qui étaient comme deux pétales de rose, et de ses dents blanches quant elle souriait. Sa façon de marcher en faisant onduler son corps, la malice qu'elle mettait à profiter du moindre souffle de vent pour qu'il repousse au plus près de son corps la soie de ses pantalons bouffants et le tissu de son corsage, tout cela provoquait un regard langoureux chez les hommes et, chez les femmes une expression d'intense mépris. Mais l'œil admiratif des garçons ne suscitait pas le moindre reflet dans les siens, dont la forme en amande rappelait les profondes origines de son peuple, venu de l'Orient lointain. Et, comme ses ancêtres, elle avait la fierté et l'indifférence de ces gens dont la peau a la couleur du cuivre et dont le visage, buriné par les rigueurs du climat des steppes, est semblable aux plateaux que martèlent les forgerons du bazar.
Atteignant la fin de sa vingt-troisième année, elle n'était pas encore mariée ; ce qui aurait paru à tous comme une disgrâce si elle n'avait été si jolie. A la vérité, elle avait déjà éconduit une foule de prétendants. Certains s'étaient tués par désespoir, d'autres s'étaient exilés ou faits moines. Certains avaient même rejoint les infidèles. C'est dire la force de l'amour qu'elle avait provoqué, et de la souffrance qu'elle avait semée autour d'elle.
Elle ne s'intéressait pas aux garçons, du moins pas en profondeur, les considérant comme des jouets et ne leur accordant pas plus d'importance qu'aux poupées de son enfance. Le seul homme pour lequel elle avait un soupçon d'estime était le sultan. Mais, si elle reconnaissait les qualités du prince Djemal, elle n'eut pas pour une heure de sa compagnie sacrifié un plateau de loukoums ou un massage au hammam.
En fait, elle était très malheureuse ; sachant qu'elle ne trouverait jamais l'âme sœur parmi la foule de ses amoureux, dû-t-elle aller chercher le bonheur jusqu'aux bords de la Terre ; où le soleil se lève et se couche et où, à ce qu'on dit, les imprudents qui approchent de trop près la limite entre le Monde et le néant sont précipités dans les abîmes noirs et tombent éternellement.
Elle s'était résignée, car il était grand temps pour elle de trouver un époux, à attendre que Mehmet, le fils de l'intendant du sultan, qu'elle connaissait depuis sa plus petite enfance et qui, depuis cette époque, n'avait d'yeux que pour elle, la demandât en mariage ; ce qui ne manquerait pas d'arriver, elle le savait. C'était assurément un bon parti. Il était riche, bien fait de sa personne, et surtout il aurait consenti à tous les sacrifices pour obtenir la main de Gulistane. Et c'était un genre d'homme très doux, on aurait pu dire faible, qui ne la tyranniserait jamais. Cette douceur était même interprétée, chez certaines commères comme une préférence pour la compagnie des garçons. Il était rare alors, davantage qu'aujourd'hui, qu'un jeune homme âgé d'un quart de siècle, et qui avait subit, comme Mehmet, le pénible entraînement militaire qui était l'impôt le plus lourd que devaient à l'Empire tous ses sujets mâles, se permît de garder le ton et les manières qui sont l'apanage des enfants et des filles. Mais ceux qui colportaient ce genre de ragots calomnieux étaient dans l'erreur.
De cette union sans enthousiasme, du moins de sa part, Gulistane attendait une vie faite de nuits plutôt tranquilles et de journées ennuyeuses partagées entre le hammam, les jardins du palais, les luxueux salons de la demeure de l'intendant où elle fumerait négligemment le narguilé en songeant avec nostalgie à l'époque où tous les hommes étaient à ses pieds.
Mais, ce qu'elle ignorait, c'est qu'un autre homme s'apprêtait à demander sa main. Elle ne pensait pas que la voix de l'amour fut si forte pour commander à l'homme le plus puissant du royaume, au mépris de l'intérêt politique, de projeter une union avec une fille de marchand, fut-il très riche, en renonçant à épouser la princesse d'un royaume voisin. Tant il est vrai que, mieux que les victoires et les conquêtes, ce sont les mariages qui donnent la puissance aux nations, et à l'Empire.
En effet, le prince Djemal était sur le point de déclarer sa flamme à la belle Gulistane. Il avait prévu de dire à sa bien aimée, le jour de la prochaine fête du sacrifice, qui devait avoir lieu dans deux mois, ce que tout le monde savait déjà dans le royaume. Au cours des rares rencontres qu'ils avaient eues l'un avec l'autre, jamais seuls tous les deux, évidemment, l'assistance devinait sans peine le sentiment de Djemal car une lumière éclairait ses yeux, incapables de mentir, en regardant l'objet de son amour.
Mais cette démarche était vouée à l'échec ; la belle Gulistane accueillerait Djemal, tout sultan qu'il était, de la même manière qu'elle avait employée avec tous les imbéciles qui étaient venus chanter la sérénade sous ses fenêtres ; à coup de figues mûres, de casseroles en cuivre qui faisaient beaucoup plus mal, et de tout ce qui lui serait tombé sous sa main. Et tout çà simplement parce que cette démarche lui aurait parue incongrue, inattendue, et n'aurait pas correspondu à sa logique de femme ; cet esprit qui est l'apanage de la moitié du genre humain et dont, pourtant, les meilleurs mathématiciens de l'Empire qui passaient leur vie entière à comprendre l'ordre des choses, n'auraient pu déchiffrer le millième.
Et la qualité du prétendant n'aurait rendu que plus cuisante son humiliation. Il aurait fini comme les autres ; et ç'eut été une grande perte pour le sultanat et l'Empire.
II
Mais un événement grave et imprévu vînt contrecarrer les projets du prince. Trois jours avant la date qu'il s'était fixée pour demander Gulistane en mariage, alors qu'il avait déjà choisi le costume d'apparat, les musiciens et les chanteurs qui devaient l'accompagner, et les cadeaux qu'il comptait lui offrir, des guetteurs qui surveillaient l'horizon depuis les avant-postes signalèrent l'approche d'une armée de chrétiens et de mercenaires païens forte de plusieurs milliers de soldats. La cité d'Atkent n'avait jamais connu si grand danger.
Le sultan réunit en grande hâte tous ses conseillers et organisa la mise sur pieds de son armée. En moins d'une journée, les soldats et les cavaliers furent prêts à marcher sur l'ennemi. Le jeune chef mena ses troupes jusqu'à un lieu nommé Karakaynak où l'armée des infidèles devait immanquablement passer pour accéder à la ville. C'était une petite éminence située à une demie journée de marche des premières maisons de la cité. Une colline couverte d'herbe rase et traversée par un petit ruisseau qui prenait sa source au sommet et où les bergers du sultanat menaient parfois leurs troupeaux. Un plan de bataille en ce lieu avait déjà été établi par le sultan car cet endroit avait un intérêt stratégique exceptionnel ; le versant occidental que devaient franchir les assaillants était très escarpé alors que la pente qui faisait face au levant était douce ; les soldats de l'Empire n'auraient aucun mal à la gravir. De gros rochers pouvaient servir d'abri aux troupes de Djemal, très mobiles mais dépourvues d'armures, alors qu'ils n'étaient d'aucune utilité pour les Francs, dont les cuirasses épaisses entravaient les mouvements. Mais l'atout majeur du prince était l'effet de surprise. La situation de la colline masquait en effet aux infidèles la progression de leurs adversaires. Le prince avait décidé que le combat aurait lieu sur la crête, au moment précis ou les soldats ennemis l'atteindraient, épuisés par l'ascension.
Alors que le soleil était au zénith, les deux armées se rencontrèrent. Tout se passa selon les plans préétablis. Les infidèles furent mis en pièces et la colline, au soleil couchant, ne dût pas, ce soir là, sa couleur rouge qu'aux reflets du crépuscule. Des centaines de cadavres jonchaient le sol, maculé de sang. Le prince Djemal perdit deux de ses meilleurs lieutenants, trois cents soldats et une centaine de chevaux. Mais l'armée ennemie fut anéantie, à l'exception d'un millier de prisonniers qui demandaient grâce en joignant leurs mains et en suppliant, dans leurs étranges dialectes, les soldats musulmans de les épargner.
Un camp fut établi à proximité du lieu de la bataille et on s'empressa d'aller chercher dans les villages alentour des vivres et du vin pour célébrer la victoire et honorer les morts. En ces temps féroces, il était d'usage de tuer tous les prisonniers. Djemal, qui était bon, fut pris de pitié envers ces infidèles qui se lamentaient. Il décida qu'on n'en sacrifierait que la moitié, les survivants devant être réduits en esclavage et travailler pour l'Empire. Puis, après avoir mangé, et beaucoup bu, il se retira dans sa tente.
Il se coucha et s'assoupit, dans la rumeur mourante des cris des prisonniers et des moutons qu'on égorgeait. Au milieu de la nuit, il fut réveillé par une lueur aveuglante qu'il prit d'abord pour celle de la lune, se glissant par l'ouverture entrebâillée de la yourte. Mais, il le savait car il connaissait l'astronomie, à ce moment, l'astre de la nuit parcourait les zones ténébreuses situées sous la terre, en compagnie de son frère le soleil. Il ouvrit les yeux et vît, en face de lui, un génie semblable à ceux des contes que sa mère lui racontait quand il était enfant. Un être merveilleux que rien n'aurait distingué d'un humain comme vous et moi s'il n'avait irradié une lumière qui faisait le grand jour à l'intérieur de la maison de toile..
- « Qui es-tu ? » demanda le sultan.
- « Je suis un djinn, je m'appelle Achkaydin, et je suis là pour t'aider. Je t'ai vu combattre aujourd'hui et j'ai admiré le courage dont tu as fais preuve pour défendre ta foi.
- « Et que veux-tu de moi ? »
- « Je te l'ai déjà dit, c'est moi qui suis à ton service ! Tu as vaincu les infidèles, tu as fait mille prisonniers, tu en as tué cinq cents et Allah veut te récompenser. Je sais, parce que je sais tout, quel est ton plus cher désir. Mais tu n'as qu'à moitié rempli ta tâche. Tu n'auras que la moitié de la récompense ! ».
- « Par la barbe du prophète, j'aurais dû tous les tuer!» s'exclama le sultan.
- « Tu te trompes, répondit le génie, la volonté de Dieu était que tu les épargnasses tous ».
En entendant ces mots, le sultan fut interloqué. Comment le Tout Puissant pouvait-il lui reprocher d'avoir épargné ces infidèles qui violaient et pillaient et dont toutes les pratiques religieuses étaient autant de blasphèmes. C'est à Dieu qu'était dévolue la tâche de pardonner, pas aux hommes !
- « Tes paroles sont étranges, dit Djemal au génie en sortant de ces réflexions, mais ton apparence me prouve que je dois te croire. Parle-moi de cette récompense. Je brûle de savoir si tu lis aussi bien dans mon âme que tu le dis ».
- « Mon rôle est d'unir ceux qui s'aiment, mais aujourd'hui je suis devant un cas intéressant qui me change de la routine. La vie d'un djinn, contrairement à ce que tu penses, n'est pas une partie de plaisir. Et elle dure une éternité. Imagine-toi ! Je ...
- « Ne me raconte pas ta vie ! l'interrompit Djemal, qui avait soudain repris le ton qui convient à un roi, quelle est cette récompense ? »
- « Tu souhaites passer le reste de ta vie avec la belle Gulistane. Ton désir ne sera qu'à moitié exaucé mais c'est bien plus que ce que tu aurais pu obtenir sans mon intervention. Tu connais certainement, car tu as étudié, l'histoire de Suleyman, celui que les chrétiens appellent Salomon. Mais laisse-moi te la rappeler.
Le génie conta alors l'épisode de la vie de ce roi juif à qui deux femmes se présentèrent un jour accompagnées d'un enfant. Chacune d'elles prétendait en être la mère. Les arguments de l'une et de l'autre étaient si convaincants que le roi ne pouvait désigner celle qui avait raison. Il saisit alors son épée, la leva au dessus du corps de l'enfant, et déclara que, n'ayant pu décider quelle était la vraie mère, il le couperait en deux et donnerait à chacune des deux femmes une moitié du corps. Ainsi justice serait rendue.
Avant que la lame ne s'abattit, une des deux plaideuses le supplia d'interrompre son geste et déclara qu'elle renonçait à l'enfant. Salomon comprit alors qu'il s'agissait de la vraie mère, lui accorda la possession de son fils, et éconduit la menteuse.
- « Cette histoire t'éclaire sur la façon dont s'exerce la justice divine, conclut le génie, même si elle peut te sembler cruelle ».
- « Mais quel est le rapport avec ma récompense, demanda Djemal ? »
- « Il s'agit du même geste ; mais, cette fois-ci, le mouvement de la lame ne sera interrompu par aucune supplique. Par mon sabre magique – le génie désigna de la main la poignée d'un cimeterre dont le fourreau était accroché au côté gauche de sa ceinture - le corps de ta bien aimée sera séparé en deux parties, sans qu'elle n'en ressentit la moindre douleur dans sa chair et dans son âme ; à la hauteur du nombril. Choisis la moitié avec laquelle tu souhaite passer le restant de tes jours, le haut ou le bas ? »
- « Je veux ses yeux ; et sa bouche ! Comment peux-tu me poser une pareille question ? »
- « Prince ! prends le temps de réfléchir. Tu te priverais ainsi d'un plaisir qui est le ciment essentiel de l'union d'un homme et d'une femme ! »
- « Mais je renonce volontiers à ce plaisir si je peux contempler avec elle un clair de lune, lui murmurer à l'oreille l'amour que j'ai pour elle, lui passer mon bras sur l'épaule, embrasser ses joues, ses oreilles, ses yeux, ses lèvres, et entendre sa voix douce.
- « Et as-tu pensé, dit le génie, à ce qu'il adviendrait de l'autre moitié ? Elle reviendra à Osman, le boucher du bazar qui est veuf depuis vingt ans, qui a toujours aidé les pauvres, et qui, depuis que sa femme est morte, n'a jamais manqué la prière du vendredi. C'est un vieillard édenté dont le mérite est aussi grand que la répugnance qu'il inspire. Imagine-toi ses doigts calleux caressant le ventre et les jambes de la femme que tu aimes ! »
- « Ce sera toujours mieux pour elle que de supporter la vision de cette face au nez crochu, au teint cadavérique, et ridée comme une vieille pomme. Ce pauvre Osman est venu au monde il y à de cela plus de soixante années solaires ! »
- « Il en sera fait selon tes vœux, dit le génie. Jusqu'au jour de ta mort, la première chose que tu verras en te réveillant chaque matin sera le regard de Gulistane. J'espère seulement que tu ne regrettera pas ton choix. »
Le lendemain la cité d'Atkent en liesse accueillit l'armée victorieuse. Le prince Djemal, chevauchant un blanc destrier, avançait en tête, accompagné d'Achkaydin, qu'il était seul à voir car le génie s'était rendu invisible à tous les autres. Suivaient ses lieutenants et capitaines que la foule inondait d'une pluie de fleurs. Puis les prisonniers, entravés aux mains, à qui on lançait des pierres, et enfin les soldats, acclamés par les femmes, dont certaines se risquaient même, au mépris des convenances, à se jeter sur eux pour les embrasser. A cinq reprises, le soleil se coucha à l'horizon d'une ville en fête où les gens buvaient, riaient et dansaient autour des tables qui avaient été dressées dans les rues de la ville. Djemal, qui était le héros de cette fête, eut bien du mal à s'éclipser un soir en compagnie du génie pour aller rendre visite à Gulistane.
III
Accoudée au balcon finement sculpté de sa chambre, dans la riche maison de bois qu'elle occupait avec son père, elle humait l'air du soir, face à un petit lac sur lequel donnait sa fenêtre. Une légère brise ridait la surface de l'eau et la lumière sereine de la lune semblait jouer sur les flots, dans la rumeur assourdie des bruits de la fête ; un moment de poésie qui aurait donné à un écrivain une source inappréciable d'inspiration. Mais Gulistane, n'étant guère portée sur la littérature, somnolait simplement en jouissant de la beauté de l'instant. Une servante interrompit sa rêverie et l'informa que le sultan désirait la voir. Elle renvoya sur le champ tous ses domestiques et pria que l'on fit venir le prince dans ses appartements. La surprise que lui avait causée l'annonce de cette visite fut à son comble lorsqu'elle le vit entrer dans sa chambre en compagnie d'un homme dont le visage, les mains et les vêtements dispensaient une lumière douce et pourtant si forte qu'elle faisait oublier celle de la lune.
Le génie lui raconta les derniers événements, la bataille, les prisonniers, sa conversation avec le prince, et lui expliqua quel enjeu elle représentait et ce qui allait lui arriver. La jeune femme écoutait sans mot dire et sans manifester la moindre émotion, en fixant son beau regard sur le mur qui lui faisait face ; jusqu'à ce qu'une larme coulât sur sa joue avant de tomber sur la mosaïque qui ornait le sol de la pièce. Puis, soudainement, elle se jeta sur le sol et éclata en sanglots. Çà ne lui était pas arrivé depuis le jour où une de ses amies, au cours d'une violente dispute, avait jeté par la fenêtre une poupée de porcelaine à laquelle elle tenait beaucoup. Elle était alors âgée de dix ans...
Le génie s'était assis sur un sofa et attendait patiemment que ce flot de larmes, si longtemps contenu, se tarît. Quand au prince Djemal, il était si ému de voir pleurer ainsi sa bien aimée qu'il avait perdu toute sa contenance et sa royale fierté, et se tenait immobile dans un coin de la pièce en contemplant ses babouches d'un air absent.
Après une bonne demie heure, Gulistane, n'ayant plus la force de pleurer, leva vers le visage du génie, son regard mouillé de larmes. Il décida qu'il était tant de parler.
-« Pourquoi pleures-tu alors que c'est le bonheur que je t'apporte ? La blessure que te causera mon sabre ne te fera pas plus de mal qu'une mouche qui se poserait sur ton dos ; elle cicatrisera instantanément. Et, par la vertu d'une magie que tu ne peux comprendre, nul autre que les deux hommes qui te possèderont ne constatera la séparation en deux de ton corps. Et tu vivras longtemps comme la plus heureuse des femmes ».
-« Tu n'as rien compris ! répondit-elle. Je ne doute pas de la puissance de ta magie. Seulement le prince aurait dû me consulter avant de faire son choix. La moitié de mon être qui souhaite tant lui appartenir n'est pas celle qu'il a élue. Bien sur, ne plus jamais trouver son regard en face du mien, et devoir découvrir, à la place, celui d'Osman, le vieux boucher, ne me remplit pas de joie. Et si c'est la volonté du Tout Puissant de ne pouvoir me donner tout entière à un seul homme, Inshallah ! Mais je réalise maintenant que c'est lui que je veux. Et, s'il me faut choisir une partie de mon corps à lui donner, ce n'est pas celle qui peut le regarder ».
En disant cela, Gulistane s'était approchée du sultan et agenouillée à ses pieds. Celui-ci ne put que lui répondre qu'il accèderait à tous ses désirs.
C'est ainsi que le prince ne vit plus jamais les yeux de sa bien aimée. Mais il eut une nombreuse descendance. Le premier de ses fils reçut le prénom de Suleyman, en souvenir d'un roi juif qui avait vu, à travers les siècles, son acte de justice imité et accompli. Et l'usage se perpétua dans la lignée directe du sultan Djemal ; en souvenir de cette aventure, beaucoup de ses descendants nommèrent ainsi un de leurs fils. Jusqu'à ce que ce nom, très longtemps après la mort du prince, écrit en lettres d'or et de feu, illuminât de sa splendeur, des forêts glacées de l'occident jusqu'aux déserts brûlants de l'orient, le monde des croyants.
Mais c'est une autre histoire !
FIN
Alain Kotsov – 2000.