Le thème du prix international de la nouvelle humoristique francophone était :
« Un canapé sur l’Oise »
Cette nouvelle a fait partie de la sélection finale.


SUJET OISEUX

 

Le soleil couchant se reflétait sur un méandre de l’Orénoque que Boby, de sa position élevée, contemplait avec ravissement. Il ferma avec précautions la moustiquaire, retira ses chaussettes, et s’allongea sur le sol mou de la tente. Au-dessus des frondaisons de l’immense forêt tropicale où il avait installé son abri, il ne craignait pas trop les jaguars, serpents et lézards venimeux. Mais parmi les insectes qui bourdonnaient autour de lui pouvait se dissimuler un ennemi autrement dangereux ! Un éclair zébra le ciel, une pluie dantesque s’abattit soudain sur la canopée. Et tout devint noir…
Boby portait à grand peine l’énorme canapé du salon dans la cage d’escalier, dont l’étroitesse le contraignait à tourner péniblement le meuble à chaque virage. Ayant enfin atteint la rue, il positionna l’objet sur son dos, adoptant une posture qui le faisait ressembler à une tortue, ou plutôt au Christ gravissant le Golgotha. Suant, ahanant, il s’arrêtait tous les dix mètres pour adresser au ciel un regard suppliant. Heureusement, la pente lui était favorable, puisqu’il allait vers la rivière. Sur la berge, des embarcations hétéroclites attendaient le départ de la course. Il y avait là une baignoire, une table Louis XVI en bois vermoulu, une nacelle de ballon en osier, un pédalo peint en rose fluo, un képi de gendarme renversé d’une taille impressionnante, un châssis de voiture entouré d’une kyrielle de bouteilles en plastique faisant office de flotteurs, et toutes sortes d’objets incongrus affectant de près ou de loin la forme d’un bateau.
Au signal du départ, les concurrents mirent à l’eau leurs bâtiments et pagayèrent  frénétiquement vers l’aval sous les vivats du public. La dixième édition des régates oiseuses, compétition navale organisée par le comité des fêtes de Pont-Sainte-Maxence, où la fantaisie est davantage récompensée que la vitesse, connaissait un succès sans précédent. Boby, rassemblant toutes ses forces, réussit à rejoindre la tête de la course, puis à distancer ses adversaires. Arrivé à la hauteur du pont, cent mètres avant la ligne d’arrivée, il entendit un couinement inquiétant provenant de la structure métallique du canapé, comme si un ressort s’apprêtait à lâcher. Soudain le meuble se referma sur lui et se retourna. Il se retrouva dans une position très inconfortable, immergé sous un toit constitué de deux mâchoires dont il eut le plus grand mal à s’échapper. Quand il parvint à mettre la tête hors de l’eau, il vit avec tristesse la baignoire et le pédalo le dépasser, et poussa un cri déchirant en direction du ciel. La baignoire termina deuxième, mais obtint la première place au final en raison de son originalité.
L’auteur se pencha et colla son oreille sur la page à moitié noircie. Malgré son cynisme congénital, il fut ému par le ton implorant de Boby.
« Mais pourquoi tu m’as pas laissé en Amazonie, dans les arbres ? Ça s’annonçait si bien ? »
« Scuse moi, quand Céline m’a téléphoné pour parler du concours, elle passait sous un tunnel. J’ai mal compris. J’ai entendu « canopée sournoise », alors que c’était « canapé sur l’Oise ». Désolé, j’ai dû revoir ma copie. Déjà que je trouvais le sujet limite ; mais là, c’est le bouquet ! Qu’est-ce que tu veux écrire avec un thème pareil ? »
« Ben… J’sais pas moi… »
« Tu l’as dit ! Un canapé, sur l’Oise. Un canapé, c’est un canapé. Et l’Oise, c’est l’Oise. Comment faire autrement ? »
« J’en sais rien. Mais trouve autre chose. Tu m’as fait boire le bouillon, je me suis presque noyé. »
Boby, SDF quinquagénaire, avait élu domicile au bord de l’Oise, dans la banlieue de Compiègne. Il passait l’essentiel de ses journées à pêcher près de sa tente, assis sur un vieux sofa récupéré dans une décharge sauvage. Ce matin-là, il sentit au bout de sa ligne une tension inhabituelle, beaucoup plus forte que celle causée par une ablette ou un gardon, les poissons qu’il avait coutume de capturer.
« Serait-ce un brochet ? Ou une carpe ? » Pensa-t-il avec espoir.
La canne pliait de plus en plus, soumise à une puissance qui dépassait de loin tout ce qu’il avait connu jusqu’alors. Il n’aurait jamais deviné qu’à l’autre bout de la ligne se tenait un silure de 200 kilos arrivé là par un étrange hasard, qui venait de mordre distraitement son petit asticot. Dans l’espoir d’une grosse prise, Boby était monté épais. Afin d’éviter la rupture, il maintint la canne horizontalement, dans le prolongement de la ligne, et s’apprêta à livrer un violent combat contre la créature. Il laissa aller le moulinet, le ramenant de temps à autre afin d’épuiser sa proie, mais en perdant du terrain à chaque fois. Quand le fil fut totalement déroulé, il se pencha en arrière, cala ses bottes dans la boue, referma ses poings sur le manche en se jurant de ne pas céder. Le monstre tira de toutes ses forces ; le canapé glissait sur la berge boueuse. Boby se renversa, faisant basculer le meuble d’un quart de tour, et se retrouva les pieds en l’air. Le fil de nylon s’insinua entre les deux éléments du sommier, puis entraina le pécheur et son siège jusque au point où la berge surplombait le cours d’eau. Le sofa et son occupant s’abattirent dans un « plouf » retentissant. Boby, refusant de lâcher sa prise, fut traîné sur une cinquantaine de mètres, et ne se résigna à abandonner qu’au milieu de la rivière. Il regagna piteusement la rive, s’allongea sur le dos et sur l’herbe, et poussa un grand soupir.
« Encore la tasse ! Tu manques d’imagination. Et le canapé n’est pas SUR l’Oise. Au bord, au-dessus, à la rigueur. Et pourquoi ce prénom ridicule ? D’abord ça s’écrit avec deux B. »
« Non, un, comme Boby Lapointe. C’est pour faire court, j’ai droit qu’à 5 pages. Et il est dit que ça doit être humoristique. Alors arrête de rouspéter sinon tu t’appelles Bob ! Bon, je cherche autre chose… »
Un jeune homme élégamment vêtu et une demoiselle habillée d’une robe de mousseline blanche étaient assis au bord d’un petit ruisseau. Sur une nappe à carreaux se trouvaient disposées des tartines de pain de mie recouvertes de mimolette et de jambon des Ardennes. La jeune femme au regard bleu pétillant parlait d’une voix flûtée, qu’un léger accent bruxellois rendait plus charmante encore.
« Oh ! Boby ! Quel endroit bucolique ! dit-elle à son compagnon »
« Oui, Priscilla. Connaissez-vous le nom de ce ruisseau, une fois ? Non ? Eh bien c’est l’Oise ! La plupart de nos amis français pensent que le parcours de cette rivière est intégralement confiné dans leur territoire. Mais en vérité, ce sont nous, les Belges, qui avons l’honneur d’en héberger la source. Elle se situe à un kilomètre d’ici. Pensez que l’eau qui court à nos pieds atteindra dans quelques jours la Seine, en aval de Paris, qu’elle se joindra au grand fleuve et parviendra, après un voyage sinueux, jusqu’au grand estuaire où elle se jettera dans l’océan. »
Tout en parlant il s’approchait d’elle insensiblement. Il se risqua à poser sa main sur le genou de Priscilla. Elle eut un mouvement de recul, et, en dépliant sa jambe, heurta un canapé au jambon qui tomba dans le ru et se mit à flotter vers Conflans-Sainte-Honorine. Il se fit plus entreprenant, enserrant la taille de la jeune femme et approchant la bouche de son visage. Elle céda, se laissa embrasser, tandis que Boby soulevait le bas de sa robe.
« Du calme Boby ! S’exclama l’auteur, c’est humour, pas amour. Encore moins grivoiserie. Et en plus, c’est vraiment pas terrible… Tiens, j’ai une idée ! »
Dès que la fanfare municipale eût achevé la Marseillaise, Boby Delapointe, ceint de l’écharpe tricolore, se téléporta au sommet de la tribune et y entama un émouvant discours :
« Mes chers administrés. Ce jour de liesse où nous célébrons le premier anniversaire de notre révolution victorieuse, et de l’avènement de la VIIIe république, sera marqué par le retour de notre cité sur le chemin de sa prestigieuse histoire. Aujourd’hui, l’odieux tyran, Kévin Canapé, a été jugé et fusillé, ce qui efface à jamais la honte de notre commune de l’avoir vu naître sur son sol. Après 50 ans de ce régime honni, le dialectal-libéralisme, plus communément désigné par le terme de canapisme, où la France a vu s’abattre sur elle un cortège d’exactions et de pauvreté, il est temps de désassocier pour toujours ce nom maudit de celui de notre ville aimée. Il en va des lieux comme des hommes ; on peut en changer le nom, provisoirement, mais pas leurs âmes. Les forces de progrès parviendront toujours à laver la souillure que les factieux corrompus leur ont infligée. Plongeons notre regard dans les siècles passés : Stalingrad ne porte plus le nom du dictateur sanguinaire, Saint-Pétersbourg a retrouvé le prénom de son créateur, Karl-Marx-Stadt est redevenue Chemnitz, Fidel-Castro-City se nomme à nouveau New-York. Canapé-sur-Oise est morte ! Vive Pontoise ! »
L’auteur fit alors un tour sur Google avec les mots-clefs « habitants » et « ville ».
Les Pontoisiennes et Pontoisiens applaudirent à tout rompre et se dirigèrent vers les tables où un immense buffet était dressé, dans les odeurs de merguez et de barbe-à-papa.
L’auteur soupira, bailla longuement, et se prit la tête dans les mains, l’air abattu.
« Une ville qui s’appelle Canapé ! N’importe quoi ! Et c’est UN canapé, pas un nom propre. Qu’est-ce qu’il faut pas faire pour… Ah la la !  P… de sujet ! Je me demande ce que les autres vont écrire…»
En proie à une intense fatigue, il capitula devant l’effort de monter à sa chambre et s’affala comme une masse sur le canapé du séjour. Il sombra très vite dans un profond sommeil. Un doux bruit de clapotis le réveilla. Il ouvrit les yeux. Au-dessus de lui des étoiles d’une taille démesurée tournoyaient dans un ciel bleu nuit. Il flottait, sur son canapé, tel le passager du bateau ivre. Le jour se leva. Le ciel s’éclaircit. Sur un côté de la rivière impassible s’étendait un champ de blés mûrs. Sur l’autre, des gros tournesols bordaient la rive. Plus loin, des Bohémiens, parmi lesquels il reconnut Boby, et des chevaux maigres, s’attroupaient autour d’un campement de roulottes. Enfin l’église d’Auvers apparut ; étrangement massive, plus massive que la pierre, et pourtant légère, comme un reflet dans l’eau. Il contempla pensivement le tableau, en se disant qu’un auteur, qui est aussi un artiste, peut tout se permettre. Et qu’un sujet aussi tordu offre finalement un espace d’extrême liberté. N’est-ce-pas ?

 

 

Eglise Auvers