FATA MORGANA


PROLOGUE

 

Les arbres dansaient. Ils dansaient vraiment, comme l'aurait fait une troupe de ballet moderne, en gesticulant des bras et de la tête tout en gardant les pieds collés au plancher de la scène. Au rythme primaire de la musique techno qui, bien que provenant de la grande salle dont nous étions séparés par trois portes et le grand escalier renaissance, nous parvenait en fond sonore. Un moment de pure magie !

 

Ce n'était pas une illusion. Ou plutôt c'en était une, mais qui ne devait rien aux trois coupes de champagne que j'avais sirotées au buffet. Ce que je voyais du balcon de pierre où j'étais accoudé, une caméra aurait pu le filmer et enregistrer fidèlement les mouvements qui semblaient agiter les troncs et les branchages des arbres, à l'orée de cette forêt  dont nous étions distants, ma compagne et moi, d'à peine un kilomètre.

 

Ma compagne ! Le mot est un peu fort. Elle n'était que mon amie d'une soirée, rien de plus. Du moins c'est ce que je croyais alors. Je me réjouissais seulement de la magie de ce coucher de soleil que je contemplais, assis sur un fauteuil confortable, du balcon d'un château classé du seizième siècle, un soir de juin, aux confins du Berry et de la Sologne, en compagnie d'une jeune femme dont les yeux d'un bleu profond admiraient d'un regard fasciné le spectacle qui se jouait au couchant. Et si j'étais fasciné, moi, c'était moins par la vision de ces arbres qui dansaient devant le globe rouge du soleil que par le reflet de l'astre dans ses yeux qui leur donnait une couleur que j'avais l'impression de n'avoir jamais vue auparavant.

 

Et pourtant le paysage était le plus grandiose et le plus surprenant qu'il m'avait été donné de contempler : le ciel turquoise était vide de nuages mais il était barré de deux traînées d'avions qui dessinaient un immense accent circonflexe au-dessus du soleil, comme un toit qu'aurait naïvement tracé au crayon orange la main d'un enfant. Le petit lac qui s'étendait  à nos pieds nous renvoyait l'image inversée de ces lignes et complétait ainsi le cadre en losange de ce tableau à la fois impressionniste et abstrait. Mais la comparaison avec l'œuvre d'un peintre s'arrêtait là ; les images animées qui parvenaient de la ligne d'horizon tenaient davantage de la chorégraphie que de la peinture.

 

Il me semblait à présent que les arbres étaient des indiens, semblables à ceux des westerns de mon enfance, qui dansaient sur place, au battement binaire d'un gros tambour. Un grand chêne, dont les ramures fournies dominaient le faîte de ses compagnons tenait le rôle du chef, la tête ceinte d'une couronne de plumes. Les ondes basses de la sono qui faisaient trembler les murs du château résonnaient dans tout mon corps et j'avais l'impression terrifiante que mon cœur obéissait au rythme de ces pulsations. Et que je dansais, moi aussi, à l'unisson de ces peaux rouges, comme un homme blanc qui aurait été invité à une cérémonie païenne. Et quand, pour échapper à cette fantasmagorie vertigineuse, je portais mon regard sur celui de ma compagne, j'y trouvais, au lieu d'un retour à la vérité tangible, une magie encore plus grande qui accentuait mon vertige.

 

Était-ce un bonheur ? Je l'ignore. Mais ce dont je suis certain c'est que j'avais conscience qu'il ne restait que quelques minutes avant le crépuscule. Et que j'aurais voulu que ce moment durât une éternité. À cet instant je ne regrettais pas d'avoir participé à ce séminaire.


                                LE CHÂTEAU

 

                                            I

 

 

Deux mois auparavant mon chef, François Pincheux, m'avait convoqué dans son bureau pour m'entretenir d'un sujet de la plus grande importance. La grosse firme américaine qui détenait 40% des parts de notre société s'apprêtait à lancer sur le marché européen de l'informatique un logiciel sur lequel elle fondait de grands espoirs. On nous proposait d'en assurer la commercialisation en France, puis en Europe continentale. Lourde tâche ! La vente de logiciels ne représentait pour nous qu'une activité marginale ; nous faisions surtout de la conception, de l'assistance et de l'installation. Mais notre boîte de services employait une cinquantaine de collaborateurs qui travaillaient chez nos différents clients, principalement des PME en Île de France et dans le Nord. C'est notre bonne implantation chez ces entreprises, dans les gros et moyens systèmes, qui avait décidée les dirigeants de BNSA à nous confier ce travail.

 

Le produit consistait en un ensemble de programmes qui devait se greffer sur le système d'exploitation et assurer l'automatisation des chaînes batch, l'ouverture et la fermeture de l'environnement temps réel et plein d'autres fonctions qu'il n'est possible de décrire qu'à un informaticien chevronné. À lire la brochure rédigée en anglais sur papier glacé qui vantait le machin, on pouvait en déduire qu'après son installation il suffisait de licencier toute l'équipe de l'exploitation et simplement demander à une femme de ménage de tourner un bouton le matin et de l'éteindre le soir. Une liste impressionnante d'entreprises américaines qui avaient acheté et utilisé ce logiciel avec succès complétait le papier.

 

Bref, c'était le produit miracle, en plus compatible avec la presque totalité des systèmes existants. Il était désigné par un sigle assez long qui comprenait, si je me rappelle bien les mots : New, data, system, application... autrement dit, qui ne voulait rien dire. Ça donnait en finale NPDSA (je ne suis pas certain de l'ordre) suivi de FC qui signifiait « full compatibility ».  Et, cerise sur le gâteau, on livrait en prime un module de recherche et de transformation de dates qui devait permettre au client d'aborder avec confiance le prochain millénaire. On était en effet dans les dernières années d'un siècle finissant et la psychose générée par la crainte du « bug de l'an 2000 » commençait de faire des ravages dans le système nerveux des chefs d'entreprises.

 

François était très enthousiaste ; il faut dire que ses connaissances techniques dans le domaine se limitaient à l'emploi des boutons « marche » et « arrêt » de son ordinateur. Quant à moi, spécialiste des systèmes d'exploitation et des bases de données relationnelles, une simple lecture en diagonale de la brochure avait suffit à me convaincre que ça ne pouvait pas marcher. Et, à moins que les boîtes américaines ne fonctionnassent selon une organisation absolument rigoureuse, très différente du chaos qui avait cours chez nos clients, ce que je n'imaginais pas un seul instant, il m'était difficile de croire que ce truc avait pu conquérir les USA.

 

« Qu'est-ce que tu en penses ?  M'avait dit François, ça pourrait faire un tabac ! Tu as vu la commission qu'ils nous proposent ? Ils ont l'air d'y tenir à ce truc ! Et ils ne lésinent pas ! Tiens, regarde ça ! S'exclama-t-il en me tendant un prospectus, voilà la baraque où ils nous invitent pour nous présenter le produit. Plusieurs grands pontes de BNSA vont faire le voyage de Detroit ; ils nous demandent de faire venir un maximum de nos clients, et ils payent tous les frais, plus indemnités kilométriques. »

 

Le dépliant, imprimé en taille douce sur un beau bristol, décrivait un magnifique château renaissance, situé entre Orléans et Vierzon, entouré d'un parc où s'ébattaient des daims en liberté. Les photographies montraient la demeure sous tous les angles avec ses pignons et ses fenêtres à meneaux. On voyait aussi la piscine, un parcours de golf à neuf trous, un jacuzzi et une immense salle de restaurant de style rustique flanquée d'une imposante cheminée. Il ne manquait que les tarifs. Une délicatesse de nos correspondants yankees !

 

Je connaissais suffisamment Pincheux pour savoir que mettre un frein à son enthousiasme le plongerait dans une sombre déprime. Il était du genre fonceur, et quand il s'était mis un projet en tête, il s'y accrochait comme un pitbull à la jambe d'un préposé. La crainte de le décevoir, associée à la perspective d'un séjour dans un manoir où, disait la brochure, Henri IV et Louis XIII avaient passé la nuit, me conduisit à accepter de participer à ce séminaire.

 

Il fut convenu que je tiendrais le rôle de conseiller technique lors des séances de travail. Ce qui, en raison de mon expérience dans ce genre de réunions, me laissait entrevoir quatre jours de repos total. 


                                            II

 

Un certain jeudi de la mi-juin, je prenais l'autoroute au volant de ma BMW de fonction. Le temps était superbe. Parmi les véhicules que je doublais se trouvaient des caravanes, des remorques supportant des petits bateaux, des voitures surmontées de galeries portant des planches à voile. Les départs en vacances commençaient, à la faveur de ce week-end prolongé et la pensée de tous ces gens partant en congés me faisait ressentir cruellement l'impression que j'étais, moi, au travail. Passé Étampes, une folle idée me vint à l'esprit : à Orléans je bifurquerais en direction de Blois et je passerais ces quatre jours dans la vallée de la Loire. Justement je n'avais jamais visité le château de Chenonceaux, une lacune que je rêvais de combler. De plus je venais de décliner l'invitation d'un copain d'armée habitant Tours que je n'avais pas vu depuis des années et qui se disait très déçu que je sacrifie l'amitié au profit du boulot. Il serait ravi de me voir, et moi aussi !

 

Je m'engageai dans la sortie indiquée par un panneau brun montrant un château stylisé et me retrouvai sur la nationale qui longeait le fleuve. À mesure que je m'éloignais d'Orléans je sentais s'amplifier en moi une douleur lancinante qui me vrillait l'estomac. Un mélange de culpabilité, de crainte des ennuis, et surtout des formalités administratives que j'aurais à accomplir pour faire accepter mon escapade. À Meung sur Loire je fis demi-tour dans une station service et pris la première route à droite, en direction du sud-est. En m'arrêtant à de nombreuses reprises pour consulter l'atlas Michelin, je parvins, en empruntant des petites départementales, à rejoindre avant midi le château où j'étais impatiemment attendu.

 

Pincheux était venu en éclaireur la veille au soir. Le grand patron étant en vacances, il tenait le rôle d'ambassadeur de la boîte. À part lui je ne connaissais personne. Il y avait quelques gens que j'avais déjà vus chez des clients. Des cadres, des directeurs, et même une hôtesse d'accueil qui tenait le standard d'une boîte d'assurance avec laquelle nous travaillions et dont je me demandais ce qu'elle fichait là. Tous semblaient très gênés ; pour garder contenance ils causaient, non pas de la pluie et du beau temps comme on fait chez le coiffeur, mais de leur boulot ; ce qui ennuyait autant ceux qui parlaient que ceux qui écoutaient. Les seuls qui semblaient vraiment à l'aise étaient les Américains. Trois types immenses qui riaient bruyamment, et dont l'un portait sur la tête un authentique « Stenson ». Ils s'enfilaient coup sur coup des verres de cognac en guise d'apéritif et fumaient d'énormes cigares. Ils évoquaient des cow-boys de western en récréation loin de leur Amérique puritaine. Pincheux leur collait aux basques et tentait de faire de l'esprit en racontant en anglais, avec un accent terrible, des blagues éculées qui tombaient à plat.

 

Le reste de la journée fut employé à faire le tour du propriétaire. Un guide volubile conduisit les invités dans le parc où des arbres centenaires côtoyaient des plantes venues des cinq continents. Dans une volière attenante au bâtiment, on pouvait voir des perroquets, des toucans et des perruches aux plumes chatoyantes et il y avait un guépard dans une cage. Puis nous visitâmes le château dont le mobilier était à l'identique de ce qu'il était juste avant la révolution. Tous les styles précédant le directoire y étaient représentés. La salle Louis XV, surtout, était somptueuse. Cette excursion nous mena jusqu'au repas du soir qui fut assez morne, malgré une cuisine excellente, les invités ne se connaissant pas entre eux. À dix heures, délaissant Pincheux et les Américains dont je partageais la table, je montais à ma chambre.

 

Le château ne comprenant pas suffisamment de pièces pour placer tous les invités, la majorité d'entres eux logeaient dans une annexe située en dehors du parc. J'avais la chance, pour ma part, d'occuper une des petites chambres simples dans l'aile est. Je devais sans doute cette faveur à ma qualité de conseiller technique, qui faisait de moi l'une des personnalités les plus importantes du stage. Et, bien sûr, de célibataire, car les grosses légumes avaient emmené leurs conjoints. Et le bâtiment lui-même ne contenait que deux chambres doubles. Les parties dédiées à l'habitation, contrairement aux salles d'apparat, étaient divisées en petites pièces que le propriétaire, au dix-neuvième siècle, avait créées pour y loger ses nombreux domestiques. Je sautai dans le lit, épuisé par ma journée et l'air de la campagne, en me disant que demain, si je me réveillais assez tôt, je pourrais contempler le lever du soleil de ma chambre de bonne. Je trouvai rapidement le sommeil.        

 

Les séances de travail se déroulaient dans une espèce de salle de cours luxueusement meublée qui pouvait contenir une centaine de personnes. Les fauteuils numérotés avaient été attribués par avance et l'ordre alphabétique avait placé juste à ma droite la personne que j'aurais choisie parmi tous les participants pour occuper ce siège. C'était une petite brune que j'avais remarquée dès mon arrivée. Elle se tenait à l'écart des groupes de conversation et c'était la seule qui ne semblait pas vouloir dissimuler son ennui. Une franchise qui avait tout de suite provoqué chez moi un élan de sympathie. Je la sentais tellement désemparée que je m'étais approché d'elle, après avoir délaissé sans ménagement les Américains, leur laissant Pincheux en pâture.

 

Ce qui m'avait frappé d'emblée, c'était la couleur de ses yeux. De loin ils étaient noisette, mais de plus près ils prenaient des reflets mauves. C'était fascinant ! Après avoir échangé avec elle quelques propos sans intérêt, je me rendis au buffet où, tout en sirotant un verre de sangria en compagnie de gens ennuyeux, je continuais de la contempler à travers les vitres de la grande porte-fenêtre qui donnait sur le parc. Lorsqu'elle se déplaça pour aller vers la mare qui jouxtait le terrain de golf je m'aperçut qu'elle boitait légèrement ; j'en conçus immédiatement pour elle une sympathie qui se teintait de compassion. Elle portait un jean mal ajusté et un tee shirt noir et il me sembla par la suite qu'elle était vêtue de même à toutes les séances. Il faut dire que consigne nous avait été donnée de s'habiller de façon décontractée, style « casual friday », comme on le fait en Amérique la veille des week-ends. J'avais, pour ma part, rempli ma valise de polos Lacoste et de pantalons de toile, réservant un costume trois pièces pour la soirée du samedi, la seule où l'élégance nous était autorisée.

 

Les journées de travail commençaient à dix heures, après un petit déjeuner plantureux où l'on pouvait choisir, parmi des dizaines de plats, de quoi composer un breakfast continental, « english », africain ou américain. Il y avait cinq sortes de thé, trois cafés différents, des céréales, des fruits exotiques, toutes sortes de charcuteries et même de la viande d'autruche fumée. C'est à cette occasion que, le vendredi matin, je pus faire plus amplement connaissance avec la petite brune qui prit place en face de moi; elle venait du Mans où elle occupait, dans une de nos filiales, le poste d'adjointe au responsable des achats. On l'avait chargée, au dernier moment, de remplacer ni plus ni moins que la directrice, tombée subitement malade. Elle était visiblement dépassée par l'ampleur de sa tâche. On lui demandait de rédiger un rapport détaillé sur le produit, ce qui la remplissait d'angoisse. Elle avait peu de connaissance dans le domaine de l'informatique et attendait une aide de ma part sans oser l'exprimer explicitement. Ma réputation d'excellent technicien avait déjà fait le tour du séminaire et je me sentais flatté de cet appel au secours. Je lui promis ma collaboration en comprenant qu'elle s'accrocherait à moi comme à une bouée de sauvetage pendant tout le week-end. Ce qui n'était pas pour me déplaire. Car elle était plutôt jolie. Il ne lui manquait qu'un peu de personnalité et de mordant et je me disais qu'avec une tenue plus seyante et un habile maquillage qui mettrait en valeur ses yeux étranges, elle pourrait être superbe.

 

« Je me sens « provinciale » » me confia-t-elle d'une voix naïve.

 

Je réussis à ne pas éclater de rire et la rassurais en lui disant qu'elle était ici parfaitement à sa place puisqu'on était justement en province. Je continuai ainsi sur le ton de la plaisanterie et j'arrivais à la faire sourire à plusieurs reprises. Puis, je pris congé d'elle avant de la retrouver dans la salle de cours où je savais qu'elle serait à mon côté. En m'éloignant je pensais en moi-même : « c'est vrai, elle est très « provinciale » ! ». Ce qui me fait encore rire aujourd'hui !

 

Les réunions du matin duraient deux heures et celles de l'après midi trois heures et demie. J'étais frappé de la rareté des informaticiens et du peu de place que prenaient les considérations techniques. On parlait surtout rentabilité, économie, budget, sans entrer dans les détails ce qui, vu ce que je pensais du produit, était préférable. L'animateur principal de ces réunions était un québécois qui n'avait pas oublié d'apporter son accent avec lui. Il était excellent pédagogue et réussissait à nous divertir, en dépit de l'ardeur du sujet qu'il devait traiter. Il nous faisait rire aux éclats, même ma voisine qui abandonnait par moments sa réserve figée. Parfois il s'adressait à moi, quand l'exposé abordait un thème purement technique. La plupart du temps il ne s'agissait que de quêter mon approbation, que je lui accordais d'un hochement de tête. Deux fois je dus monter sur l'estrade pour éclaircir un point obscur. C'est à cela que se limita ma participation.

 

En fait je m'aperçus très vite que ce séminaire était davantage une opération de relations publiques qu'une présentation. Les Américains voulaient nous en mettre plein la vue et, à voir l'enthousiasme des participants, ils y étaient arrivés. Si j'avais l'impression d'être le seul à ne pas tomber dans le panneau, je pensais qu'il m'arrivait quelque chose de plus grave ; et que j'étais en train de tomber sous le charme de « ma petite provinciale ».

 


III

 

 

La soirée du samedi avait été déclarée « libre ». Un buffet gargantuesque était dressé dans la grande salle. Tous les hôtes du château s'y retrouvèrent à sept heures et demie. On pouvait y picorer et ensuite, se balader dans les environs. Sept minibus avec chauffeurs attendaient devant le perron dont le dernier devait partir à dix heures. Les conversations tournaient autour des projets qu'on faisait pour la soirée. Certains parlaient d'aller en discothèque, ou dans un pub à Vierzon. Il y en avait même qui songeaient aller au restaurant. Ça me paraissait insensé après trois jours d'agapes et devant l'étalage de nourritures qui nous était proposé. Il y avait des petits fours salés et sucrés, des cuisses de caille, du pâté de faisan, des toasts au caviar, de l'anguille fumée, du homard tranché, du pain au sarrasin, de la poutargue, du jambon serrano, du champagne millésimé, du whisky de vingt ans et du porto vintage.

 

Une flûte à la main, je cherchais des yeux la petite brune aux yeux mauves. Elle n'était pas là et j'errais entre les groupes en me gavant de tout ce que je trouvais pour tromper mon inquiétude. Si elle ne venait pas ? Que ferais-je alors ? « Vierzon by night » avec Pincheux, les Américains, et leur aréopage de commerciaux et de comptables que je voyais s'empiffrer à côté de la cheminée ? Un disc-jockey venait de prendre les commandes de la sono et la douce « muzak » d'ascenseur laissa la place à une musique plus moderne, et plus forte. Clayderman cédait devant la techno ; et j'étais de plus en plus mal à l'aise.

 

Puis elle parût. En haut de l'escalier de pierre qu'elle descendit avec l'assurance d'une meneuse de revue. Elle portait une robe de soirée mauve, très décolletée. Tous les regards se tournèrent vers elle. Ses cheveux d'ébène étaient attachés en un vague chignon d'où s'échappaient quelques mèches. Un collier d'améthyste ornait son cou et ses pieds aux ongles peints au verni outremer étaient pris dans d'élégantes chaussures à lanières. La claudication, qui aurait dû rendre difficile sa progression sur des talons hauts, donnait au contraire à sa démarche une dissymétrie qui en accentuait la majesté. J'étais abasourdi ! Était-je là en face de la petite fille timide et réservée que je côtoyais deux heures auparavant dans la salle de cours ? J'eus du mal à la reconnaître ! Mais ce qui me frappa le plus, c'était la couleur de ses yeux. Ils avaient troqué leur teinte brun clair pour un bleu métallique dont un savant maquillage renforçait l'éclat.

 

Après avoir atteint la dernière marche elle se dirigea droit vers moi. Je rougis de fierté et de confusion. Un groupe s'agglutina autour de nous, auquel bien vite nous faussâmes habilement compagnie. Les invités commençaient à partir, à notre grand soulagement. Elle me lança d'un ton complice :

 

« - Cela vous dirait-t-il d'admirer le coucher du soleil, je l'ai vu en passant ; il promet d'être magnifique ? 

-         Pourquoi pas ? balbutiais-je »

 

Je la suivis au long du grand escalier puis à travers les pièces du premier étage jusqu'à un balcon couvert, orienté plein ouest, dont la balustrade en tuffeau s'ornait d'une frise de feuilles d'acanthe et de coquilles incrustées. Deux fauteuils y étaient placés dissimulés de l'intérieur par un rideau de velours rose. Elle n'avait pas menti ! L'astre déclinant prenait un ton abricot, qui s'assombrissait progressivement et faisait flamber les traînées tracées par deux avions et leur reflet dans le lac. Nous restâmes silencieux quelques minutes puis je me risquai à lui poser la question qui me brûlait les lèvres :

 

« - Qu'est-il arrivé à vos yeux ? Je ne me rappelle pas qu'ils étaient bleus !

-         N'avez-vous jamais entendu parler des lentilles de contact colorées ? Je les ai retirées ; je ne pouvais plus les supporter !

 

La sécheresse de la réponse me rendit muet. Je sentis qu'elle aussi était gênée et cherchait désespérément un thème de conversation. La providence lui offrit bientôt l'occasion de réparer sa maladresse.

 

« Regardez les arbres ! » S'exclama-t-elle en pointant son index vers la ligne d'horizon. Je m'exécutai et remarquai que l'orée de la forêt voisine, encore visible malgré le contre-jour, était agitée de légers tremblements dans le même temps que les arbres grandissaient, semblant se dédoubler en hauteur. Des tâches sombres apparaissaient au-dessus des faîtes puis s'évanouissaient subitement. Le mouvement s'amplifia progressivement et, après quelques minutes, une sarabande infernale entraînait les troncs et les branches, qui leur donnait l'aspect de géants sacrifiant à quelque sabbat mystérieux.

 

Je crus d'abord à une fantaisie scénique de nos amis américains. Une espèce de show hollywoodien qui serait le bouquet final de cette journée. Mais je chassai tout de suite de ma pensée cette hypothèse invraisemblable : s'ils avaient voulu nous offrir un pareil spectacle, ils n'auraient pas attendu que le château fût à moitié vide de ses hôtes et eussent placé les invités aux premières loges. Or, celle qui était encore pour moi « la petite brune », car j'ignorais son prénom, et moi-même, étions, à ma connaissance, les deux seuls spectateurs de cette représentation fantastique. Et, de toutes façons, une telle mise en scène aurait nécessité des moyens considérables, hors de proportion avec ce petit coup publicitaire. C'était bien la nature qui nous dispensait cette vision bizarre !

 

Mon regard se posait en alternance sur la forêt envoûtée et sur celui de ma compagne qui ne me voyait pas. Jusqu'à ce que le soleil eût complètement disparu, elle demeura immobile, le menton posé sur ses mains jointes, ses yeux naturellement bleus fixés sur l'horizon. Alors, d'un seul coup, le ballet cessa. La ligne d'horizon descendit et redevint plate, les arbres reprirent leur immobilité végétale et elle me regarda enfin.

 

« - C'était beau ! Dit-elle, le regard embué par l'effort et l'émotion.

-         Oui, c'était beau, répondis-je, ne trouvant rien de moins banal à ajouter.

-         Je suis fatiguée, je vais me coucher. Et mon genou me fait souffrir. J'ai fait une mauvaise chute à vélo la semaine dernière. Je dois passer de la pommade.

-         Non ! Restez ! prononçais-je d'un ton que j'aurais voulu moins suppliant, l'air est doux et...

-         Vous semblez tenir à ce que je reste. Et bien je vais confier au hasard, à la providence, ou à Dieu si vous y croyez, le soin de décider comment se terminera cette soirée. En appliquant une méthode qui m'a toujours réussie, croyez-moi. Mais je vous préviens, vos chances sont faibles. Voilà : je vais penser à un mot, le premier qui me viendra à l'esprit. Si dans les dix minutes qui suivent je n'ai pas entendu prononcer ce mot par un tiers, je regagne ma chambre ; dans le cas contraire, je vous promets de rester avec vous sur ce balcon jusqu'à ce que la grande ourse soit totalement visible. Ce qui prendra, d'après mes estimations, une heure environ. »

 

 

Puis elle jeta un oeil sur la petite montre à aiguilles qui enserrait son poignet gracile, à la place de la casio de plongée qu'elle portait en réunion, et dit : « top chrono ! »

 

À cet instant j'eus la sensation d'une présence derrière moi. Je me retournai vivement et vis alors une main très fine qui s'insinuait entre les deux pans du rideau de velours. La toile s'écarta et dévoila une longue silhouette que je ne pus d'abord distinguer en raison de l'obscurité à laquelle nos yeux n'étaient pas encore habitués.

 

« Je ne vous dérange pas, j'espère, » dit la tête de la silhouette avec un accent slave qui roulait les « R » comme la mer roule des galets. À la seconde, les réverbères du parc s'allumèrent et la musique techno s'arrêta net. On entendit claquer une portière ; celle du dernier minibus qui emmenait à Vierzon sa cargaison de fêtards. Une petite applique dispensa une lumière douce sur le balcon ; et la sono se mit à diffuser un prélude de Chopin. Tout semblait s'enchaîner de manière parfaite, comme dans un rêve. La tête me tournait ; je ne savais plus où j'étais ; en tout cas bien loin de Pincheux, des américains, de BNSA, et des bases de données relationnelles !

 

L'homme fit un pas en avant et sortit de la pénombre. Très grand et d'une maigreur presque maladive, il évoquait un échassier. Son visage au nez aquilin surmontant un menton volontaire était encadré de longs cheveux blonds qui lui arrivaient jusqu'aux épaules. Il devait avoir dans les quarante ans. Je me rappelais l'avoir vu pendant les réunions mais sa mise était alors si ordinaire que je ne lui avais accordé aucune attention. Il en allait tout autrement à présent : il portait une espèce de redingote à col évasé et un pantalon gris strié de rayures blanches. Cette tenue qu'on pouvait dater du siècle dernier, qui était encore le dix-neuvième, venait sans doute d'un grand couturier à la mode mais je ne pouvais me convaincre qu'il ne l'avait trouvée chez un loueur d'accessoires. Un immense foulard blanc cassé, entouré trois fois autour de son cou,  complétait l'ensemble et lui donnait un air romantique qui s'accordait à merveille avec la musique.

 

«  - Vous venez sans doute d'observer le spectacle que j'ai vu de la fenêtre voisine, nous dit-il d'une voix pleine d'enthousiasme. C'était somptueux ! Vous ne mesurez pas la chance que nous avons eue de pouvoir admirer, sous ces latitudes, un phénomène extrêmement rare. Si je me permets cette remarque, c'est que, ma modestie dût-elle en souffrir, je suis un spécialiste en la matière.

 

-         Ah bon ! Et qu'est-ce que c'était ? L'interrogeais-je.

-         Une illusion d'optique. Ce qu'on appelle dans mon pays : « fata morgana », autrement dit un mirage. »

 

À ces mots ma voisine sursauta sur son fauteuil. Elle regarda sa montre, puis me lança un clin d'œil appuyé. Voyant cela, l'homme fit un pas en arrière et déclara d'un ton désappointé :

 

« - Je m'en voudrais d'abuser de votre patience, permettez-moi de prendre congé.

-         Je vous l'interdis ! Cria-t-elle. Je suis certaine que vous avez beaucoup de choses à m'apprendre. Quant à Monsieur, ici présent (elle me désigna du doigt), je parierais une fortune que les mirages sont un sujet qui l'intéresse au plus haut point. Même s'il ne s'agit que d'une vocation récente. Parlez-nous des mirages ! »

 

Ainsi, « mirage » était le mot magique ; le « sésame » qui m'ouvrait les portes de la nuit. Mais nous n'étions plus seuls ! Et celui qui venait de le prononcer, retardant ainsi le départ de ma compagne, était justement la personne que j'aurais souhaité savoir à dix mille kilomètres de nous. La reconnaissance que je lui portais en était grandement atténuée. Il nous raconta sa vie, en parlant d'une voix forte et charmeuse, dans une langue parfaite et désuète, comme le font parfois les étrangers qui n'ont appris le français que dans les livres, et qui détonnait avec son fort accent de l'Est. Le regard admiratif que lui jetait ma voisine, qui ne le quittait pas des yeux, faisait naître en moi les affres de la jalousie. Non seulement il avait interrompu notre charmant tête-à-tête, mais en plus il se posait en rival ; apparemment involontaire car il nous accordait à tous deux une égale attention.

 

« - Je m'appelle Wojciech Poznanski, commença-t-il. Contrairement à ce que mon nom semble indiquer, je ne viens pas de Poznan. J'ai vu le jour près de Kolobrzeg, sur la côte de la Mer Baltique, au Nord de la Pologne. C'est une région attrayante et malheureusement méconnue des touristes occidentaux, qui préfèrent la chaleur de la Méditerranée. Les paysages y sont empreints d'une douce mélancolie qui incite à la poésie. Le lendemain des jours de tempête on y ramasse des pierres d'ambre sur la plage. C'est en réalisant une de ces cueillettes, je devais avoir sept ou huit ans, que je vis pour la première fois une « fata morgana ».

-         Du nom d'un savant qui se nommait Morgan, - l'interrompis-je - Je connaissais le mot et je croyais dur comme fer qu'il était formé à partir d'un nom propre auquel le génitif caractéristique aux langues slaves avait accolé la voyelle finale.

-         Pas du tout ! C'est en référence à la fée Morgane, un personnage des romans de la table ronde. D'ailleurs ce mot existe dans plusieurs langues, latines, slaves et germaniques, et je m'étonne qu'il soit inconnu chez vous.

 

Je piquai un fard, honteux, et me promis de ne plus chercher à étaler mes connaissances. Il reprit le fil de son récit comme si de rien n'était, sous le regard de plus en plus fasciné de cette chipie.

 

« C'était un matin d'automne. Un petit voilier passait à l'horizon. Je m'aperçus avec stupeur qu'il était surmonté d'un autre bateau plus pâle, de forme identique, mais qui se tenait « quille en l'air », comme son reflet dans un miroir terni qu'on aurait tenu au-dessus du mât. Cette vision me marqua pour toujours. J'étais à un âge où la vie est faite de découvertes ; celle-ci détermina mon existence. Les mirages devinrent mon violon d'Ingres. Je collectionnais les articles dans la presse polonaise et étrangère qui traitaient de phénomènes optiques naturels. J'avais un oncle, émigré à Vancouver après la guerre, qui m'envoyait des revues scientifiques, que la censure de l'époque laissait passer. C'est dans ces magazines que j'appris l'anglais bien avant de prendre mon premier cours. Mes parents avaient tout lieu de se féliciter de cette passion. À dix ans, j'avais atteint dans le domaine de l'optique le niveau d'un bachelier. Dans le même temps je m'intéressais à la photographie. Je reçus pour Noël un petit « praktika » avec lequel je prenais des clichés de la campagne environnante dont un fut affiché, à ma grande fierté, dans le hall d'entrée de mon école.

 

Après le bac, j'obtins une bourse qui me permit d'étudier l'optique à l'université Karl Zeiss de Jena, dans ce pays aujourd'hui disparu que, chez nous, on appelait simplement l'Allemagne. J'y soutins une thèse consacrée aux mirages et aux phénomènes atmosphériques. J'avais choisi ce pays, non seulement en raison de la réputation mondiale de cette école, mais aussi parce qu'il existe, au Nord de l'ancienne RDA, une région où le phénomène « fata morgana » est monnaie courante ; à un tel point que personne n'y prête attention. Il faut dire que si ce mot, en polonais courant, est la traduction de « mirage », il désigne, pour les savants, un phénomène bien précis, qu'on observe très rarement. Mais nous ne sommes pas là pour faire un exposé scientifique. Après deux ans d'études, mon diplôme en poche, je revins au pays et m'inscrivis à l'école de cinéma de Lodz (il prononçait Woutch) où je côtoyai Polanski, Kieszlowski et Wajda. Mais la photographie demeurait ma véritable passion. »

 

L'immodestie de cet homme était formidable. Mais ma voisine ne semblait pas s'en offusquer. Elle restait suspendue à ses lèvres. Quant à moi, je me gardais d'intervenir et  j'étais pris, malgré moi, sous le charme de ce brillant orateur. J'attendais même avec une certaine impatience qu'il abordât le sujet de sa présence ici. À l'écoute de cette brève autobiographie, rien n'expliquait ce que pouvait faire dans ce séminaire un opticien de génie, doublé d'un photographe, fut-il talentueux. Et du talent il en possédait à n'en pas douter, dans l'éloquence. Il poursuivit :  

 

« Un soir je fut convié à un banquet donné en l'honneur d'un invité de marque qu'on nous avait présenté comme un ancien élève de l'école. C'était le professeur Duchowny, un américain d'origine polonaise dont j'appris par la suite qu'il était une sommité aux États Unis. Il était le spécialiste mondial des mirages. Il les traquait dans le monde entier et avait écrit plusieurs best-sellers sur le sujet. Un peu comme Haroun Tazieff chez vous pour les volcans. Son photographe assistant venait de mourir dans un accident de voiture et il était en quête d'un collaborateur. On m'avait placé à côté de lui et nous passâmes la soirée à échanger des idées. Je fus séduit par son intelligence et sa culture et j'ai la faiblesse de croire que je lui plus aussi. À la fin du repas, entre deux verres de vodka, il me proposa de l'accompagner dans une expédition autour du monde qui devait fournir matière à un livre. Les conditions du contrat étaient extrêmement alléchantes. On m'offrait dix mille dollars de matériel japonais dernier cri, le défraiement de toutes les dépenses, les voyages en avion, et un salaire mirifique.

 

Imaginez-vous ce qu'une telle proposition pouvait représenter pour un jeune photographe polonais dans les années soixante-dix ? Je sautai sur l'occasion et, le lendemain, je signai un contrat en bonne et due forme. Le plus difficile fut d'obtenir un visa de sortie du territoire. J'avais un ami qui occupait un poste important au parti. Il fit jouer ses relations et, trois mois après cette entrevue, je prenais l'avion pour New York.

 

Le voyage, qui devait prendre deux ans, en dura trois. Ce furent les plus belles années de ma vie. Je visitai les cinq continents en compagnie du professeur et de ses assistants. Il peut vous sembler étrange que l'on puisse traquer les mirages comme on le fait pour un gibier. Il est vrai qu'il faut être aidé par la chance. Mais on peut la favoriser en choisissant l'heure et l'endroit où sont réunies les conditions optimales. C'est particulièrement vrai dans les zones tropicales où certains mirages sont presque permanents. Mais pas seulement ; dans le détroit de Messine, entre la pointe de la botte italienne et la Sicile, dans les îles de la Frise au Nord de la Hollande, la fata morgana fait partie du paysage. L'aide du professeur Duchowny me fut précieuse à cet égard. Sans sa connaissance de l'optique, de la météorologie et de la géographie, nous n'aurions jamais pu nous trouver au bon endroit, au bon moment. Néanmoins je me considère comme l'auteur principal de ce livre, bien que son nom y figure avant le mien. »

Je l'interrompis d'une voix ironique :

 

« Où peut-on trouver cette merveille ? »

 

Deux yeux bleus dardèrent sur moi un regard métallique où je croyais distinguer des lames de couteaux. Et lui, sans se démonter, me répondit d'un ton parfaitement naturel :

 

« Le livre n'a pas été édité en Europe ; des chicaneries d'éditeurs. Mais j'en possède un exemplaire dans ma voiture. Voulez-vous le voir ?

-         Oh oui ! S'écria-t-elle.

-         Attendez-moi ici. Je descends au parking. Je n'en ai que pour trois minutes. »

 

Il s'enfuit. Les deux pans du rideau de velours rose se balançaient lentement, témoignant quelque temps de la trace de son passage. Restés seuls, ma compagne et moi ne disions mot. Je contemplais d'un oeil éteint les bas-reliefs de la balustrade tandis que ses yeux bleus fixaient la nuit du dehors. Le silence devenait insupportable, du moins pour moi. Je me lançais :

 

« Avez-vous lu « le Grand Meaulnes ? » » 

 

Elle se tourna vers moi.

 

« Oui, il y a longtemps. Un très bon livre. Mais pourquoi cette question ? 

-         L'action se situe dans cette région. Peut-être dans le village voisin. Et l'atmosphère ce soir, après ce que nous avons vu, est baignée d'un romantisme triste qui me rappelle... Laissez tomber, je divague.

-         Mais non ! Je vous comprends. Mais le roman qui me viendrait à l'esprit serait plutôt « la Mare au diable ». L'histoire se déroule je ne sais où, mais pas loin d'ici, dans le Berry. Et cet étang aux eaux noires... De plus, c'est une femme qui l'a écrit. C'est peut-être ce qui guide mon choix. J'ai tout lu de George Sand.

-         J'aime bien aussi... Vous semblez apprécier la littérature.

-         Oui, je lis beaucoup. À propos, si vous aimez les livres, en voici un qui arrive ».

 

Le parquet crissait sous les pas rapides du Polonais qui entra dans notre alcôve tenant dans ses mains un grand livre à la couverture en papier glacé. Il me le tendit. Je le mis sur mes genoux et approchai ma chaise de celle de ma compagne. Elle fit de même et nous nous retrouvâmes côte à côte, comme deux écoliers faisant leurs devoirs sous les yeux du professeur.

 


                          LE LIVRE DES MIRAGES                                                                         

 

                                     I

 

 

 

C'était une édition de luxe. Ce qu'on appelle un « beau livre ». Du genre de ceux qu'on offre à Noël ou pour un anniversaire. La couverture montrait un paquebot rouge à la quille noire, pris de face au téléobjectif dans une atmosphère brumeuse, dont l'image inversée se tenait au-dessus du bateau. L'effet était saisissant. Et la composition semblait très étudiée.

 

Sur la photo s'étalait le titre « A World of Illusions – by Professor T. Duchowny and W. Poznanski ». Et au bas de la couverture « Thorpe editions – Philadelphia ». J'ouvris le livre avec précautions et me mis à le feuilleter au hasard. Ce n'étaient que des photographies. Mais les plus belles que j'avais jamais vues ! Elles représentaient toutes des bizarreries de la nature provoquées par des illusions d'optique ; certaines très attendues, d'autres beaucoup plus insolites. Comme un élève craignant d'être pris en faute par le maître, je n'osais décocher un regard en coin à ma voisine. Mais je sentais, quand elle se penchait vers moi, son souffle chaud sur ma nuque, qui me dispensait les effluves de son parfum enivrant.

 

Chaque image, occupant une page ou une double, était accompagnée d'un petit texte qui indiquait l'endroit et les circonstances de la prise de vue, et souvent des données techniques sur le matériel utilisé. J'avais déjà atteint dans le domaine de la photographie le niveau d'un amateur éclairé. C'est mon principal hobby, que je situe bien avant mon travail. Je pouvais donc juger en spécialiste.

 

En dépliant le livre sur mes genoux, je tombai sur deux photos, magnifiques et insolites. Comme le furent toutes les autres. Celle de droite représentait un skieur en combinaison rouge, penché à 45 degrés, dans la position élégante du franchissement d'une porte de slalom. Mais ça n'avait rien à voir avec une banale photo sportive ; le corps du skieur semblait coupé en deux au niveau de l'abdomen et le bâton qu'il tenait dans sa main droite était bizarrement courbé. Techniquement c'était irréprochable. Cadrage impeccable, mise au point parfaite. Le texte disait : « Brand, Vorarlberg, Austria. End of winter. Film : Kodak 400 ASA. Speed : 1/4000 s. Lens : 400 mm ». Je promenai mon doigt sur le papier glacé. Et le « professeur » y alla de son commentaire :

 

« Je suis très fier de celle-là ! Rassurez-vous, le skieur ne vient pas de recevoir un coup de sabre qui aurait séparé son corps en deux parties. Non ! C'est la rencontre entre deux masses d'air, l'une chaude et l'autre froide, qui a produit ce phénomène optique. Extrêmement rare. Mais ne croyez pas que je sois resté un an au pied des pistes de ski dans ce village autrichien en attendant que ça se produise. J'ai eu de la chance, voilà tout ! Ce jour là j'étais au bon endroit au bon moment. Et j'ai réussi ; cette fois ! Mais des photos comme celle-ci, j'en ai jeté des dizaines de milliers à la corbeille. »

 

Sur la page de gauche, on voyait un oryx qui s'abreuvait dans une mare d'eau claire au milieu du désert. La forme de l'animal se reflétait dans l'eau et il semblait embrasser son propre reflet. Mais en regardant plus attentivement on se rendait compte que la mare n'en était pas une. Les bords étaient trop nets, la surface trop lisse. Ça semblait artificiel. Et pourtant c'était un phénomène parfaitement naturel ainsi que le disait le commentaire joint. Un mirage classique. Comme ceux qui font croire au voyageur du désert assoiffé qu'il pourra étancher sa soif alors qu'en place du point d'eau ne se trouve qu'une étendue de sable brûlant. Le texte indiquait : « Etosha National Park – Namibia. End of October. »

 

« Oh ! Je l'adore, celle-là ! » Dit ma voisine en approchant son fauteuil au plus près du mien. Un agréable frisson me parcourut l'échine. Elle poursuivit d'une voix flûtée :

 

« - Quel animal magnifique ! Ces deux longues cornes à peine courbées qui se  reflètent dans l'eau... pardon dans... dans quoi exactement ? Vous voyez Monsieur Poznanski – c'est bien ainsi qu'on prononce ? – bien que je sache qu'il s'agisse d'une illusion, je me laisse abuser !

-         C'est la preuve que la photo est réussie. Pour la prononciation de mon nom, vous avez encore quelques progrès à faire, mais ce n'est pas si mal. Et pour répondre à votre question : « dans quoi se reflète l'animal ? » Ni dans l'eau, ni dans l'air, ni dans le sable. La définition exacte serait «  Dans un miroir virtuel formé par la rencontre de masses d'air aux températures différentes. » J'ai passé deux mois dans le parc d'Etosha avant de tirer le portrait de cet oryx ! Dès que le négatif fut développé, nous avons quitté la Namibie pour le sud saharien.

-         Quelle chance vous avez d'avoir vu tant de pays ! Comme j'aimerais voyager !

-         Alors faites-le ! Vous avez la chance de vivre dans un pays et à une époque ou l'on peut partir vers n'importe quel endroit de la planète sans attendre six mois un hypothétique visa de sortie. À mon époque, c'était différent. Et je me considère comme un privilégié. Beaucoup n'ont pas eu ma chance ! »

 

Pour mettre un terme à cet échange dont je me sentais exclus, je tournai quelques pages. Cette fois j'avais devant les yeux un paysage de désert qui occupait la double page. Une caravane d'hommes et de chameaux passant au sommet d'une grande dune et dont les silhouettes inversées, légèrement déformées, occupaient le bas de l'image.

 

«  J'ai pris cette photo dans le désert de Libye – dit le Polonais. C'est très classique ; la représentation habituelle du mirage dans les pays occidentaux. Et ça n'a pas été trop difficile ; vous n'imaginez pas combien les déserts sont des endroits peuplés ! On s'installe dans les dunes, à plus de cent kilomètres de la plus proche habitation et, avant que se soit écoulée une journée, on rencontre une caravane de bédouins. Des gens accueillants, hospitaliers, qui vous offrent tout ce qu'ils possèdent : thé, café, tabac, haschisch, viande, légumes secs, qu'ils vous apportent sur un plateau d'argent. C'est dans une tribu de ces voyageurs du désert que je rencontrai ma femme, Latifa, qui a quitté ce monde depuis six ans. »

 

Il marqua une pause. Je le sentais gagné par une émotion sincère et, oubliant son arrogance insupportable, je me pris de pitié pour lui. Je posai mon doigt entre deux feuilles et ouvris le livre sur deux photographies, aussi merveilleuses que les précédentes. La page de droite se présentait comme l'assemblage tête-bêche de deux images identiques dont la ligne de séparation horizontale se situait exactement au milieu de l'image. En fait il s'agissait, comme avec l'oryx et la caravane, de la représentation d'un phénomène de réflexion. C'était un camion américain pris de face au téléobjectif sur une route de l'Arizona, ainsi que disait l'encadré. On voyait très nettement la calandre décorée de peintures réalistes, le pot d'échappement surmonté d'une soupape qui encadrait la cabine, et le visage du chauffeur, mal rasé, portant des lunettes de soleil. En examinant plus attentivement les images jumelles, je me rendis compte que celle du haut était un peu plus floue que celle qui lui faisait vis-à-vis. À l'évidence, la page était inversée. Une idée très judicieuse. C'était d'ailleurs dit dans le texte mais je ne l'avais pas compris d'emblée. Tous les informaticiens sont censés connaître l'anglais, mais une brochure technique n'utilise pas le même vocabulaire qu'un livre d'art...

 

À gauche on voyait une forêt enneigée aux couleurs très atténuées, presque en noir et blanc. Je croyais y voir un paysage du Jura où j'avais passé mes dernières vacances d'hiver. Mais les arbres n'étaient ni des sapins, ni des mélèzes. Des espèces de conifères dont les branches pointaient vers le haut, mais ce n'était pas non plus des épicéas. Je cherchais dans l'image un détail insolite qui révèlerait une fantaisie de la nature, mais ne trouvai rien. C'est seulement en lisant l'encadré que je compris ce qui faisait la bizarrerie de cette photo : elle avait été prise au mois de février au centre de Madagascar par une température de 114 degrés Fahrenheit. Je n'avais pas sur moi la table de conversion des mesures anglo-saxonnes mais je supposai que c'était très chaud. Ce que je prenais pour de la neige était en fait du sable blanc ; et la matière qui couvrait les branches, des millions de graines volantes arrachées par le vent à un champ de graminées voisin. Sans lever les yeux je m'adressai à Poznanski :

 

« Cette photographie est insolite, j'en conviens, mais il ne s'agit pas à proprement parler d'une illusion d'optique.

-         Vous avez raison ! Nous avons inclus dans ce volume des vues qui n'ont rien à voir avec les phénomènes atmosphériques et n'ont en commun avec les autres que leur aspect insolite. Mais on ne peut les qualifier de « hors sujet » car elles sont parfaitement en phase avec le titre du livre. Osez me dire qu'en voyant ce faux paysage de neige vous n'avez pas été le jouet d'une illusion. D'ailleurs les Américains sont moins regardants que vous ! Regardez la page 74.

 

Je m'exécutai. Au-dessus d'un texte indiquant : « Academy – California – August – 9h45 PM. Film : Ilford. 1000 ASA. » on voyait les maisons éparses d'un petit village du Far West plongé dans un crépuscule bien avancé, et dont les premières lumières s'allumaient. Le ciel était déjà constellé. Et ce qui sautait aux yeux, c'était la disposition et la taille parfaitement identiques des lueurs des maisons et des étoiles de la constellation de Cassiopée, dont la forme caractéristique en « W » dominait le paysage. Il était difficile de croire que ce cliché avait été pris par hasard ; et sans la complicité des habitants. Mais la préface certifiait que toutes les photographies du livre ne faisaient l'objet d'aucun « trucage, arrangement ou manipulation ». Devançant mes interrogations, le Polonais commenta :

 

« Aussi étrange que cela puisse vous paraître, j'ai réalisé cette photo sans autre aide que celle de la chance. Mon appareil était posé sur un trépied et je cherchais tout à fait autre chose. Après développement, j'ai mesuré l'écart entre les figures des étoiles et des lumières. Sur le format que vous avez sous les yeux, il n'excède pas un dixième de millimètre ! »

 

 

 

                                     II

 

 

 

Ces petits commentaires m'amusaient. La naïve immodestie de cet homme me le rendait sympathique. Et son intelligence et son talent m'éblouissaient. Le regard toujours baissé, dissimulant un sourire ironique, je m'adressai à lui :

 

« Une question me brûle les lèvres depuis tout à l'heure, Monsieur Poznanski. Comment se fait-il qu'un photographe aussi talentueux que vous participe à un séminaire d'informatique ?

-         C'est une bonne question ! Je ne connais rien aux ordinateurs. Mais j'y suis lié, d'une certaine manière. Après avoir touché les dividendes que m'ont rapportés la vente du livre, je les ai investis dans les parts d'une petite société, filiale de BNSA, dont je suis devenu l'actionnaire principal. Les affaires marchent bien, je n'exerce aucune activité rémunérée si ce n'est, de temps en temps, un acte de présence à l'assemblée générale. Je continue la photographie et j'ai quelques autres violons d'Ingres, mais pour vous parler franchement je m'ennuie un peu dans mon appartement de New York. Quand j'ai appris la tenue de ce séminaire, en France, dans un château, dans une des rares régions du monde que je ne connaissais pas encore, c'est moi qui ai insisté auprès des directeurs de BNSA pour m'y rendre. Et je ne le regrette pas ! Si je ne peux faire grand chose pour le succès de ce produit auquel je ne comprends goutte (sinon quelques actions de relations publiques, car je connais beaucoup de gens), ce voyage m'aura permis de passer une agréable soirée en compagnie de deux charmantes jeunes personnes.

-         Mais tout le plaisir est pour nous ! – répondit la petite chipie.

-         Vous me flattez ! Mais les meilleures choses ont une fin. Il se fait tard et...

-         Non ! Restez ! – dit-elle en s'agitant sur son fauteuil, avec le ton que prend un enfant qui ne veut pas aller au lit. »

 

Et pour l'obliger à nous dispenser une autre « explication de photographie », elle tendit la main vers le livre et l'ouvrit à un autre endroit. Sur le côté gauche s'étalait la vision terrifiante d'une explosion atomique. Au-dessus d'une mer rendue orange, un immense champignon s'élevait vers le ciel. Il fallait lire l'encadré pour se rendre compte que ce n'était qu'un amoncellement de nuages dans le soleil couchant, au large de Cuba, dans la mer des Caraïbes.

 

La page de droite montrait la lune lors d'une conjonction avec Vénus vue dans un télescope. La planète et le satellite se « touchaient » presque. Entre les deux astres s'étendait un petit couloir lumineux qui reliait Vénus au sommet d'une montagne lunaire. Le texte, que ma voisine lisait en même temps que moi, indiquait qu'il s'agissait d'une aberration classique due au matériel optique.

 

Constatant que Poznanski se taisait, car il n'y avait rien à ajouter, la petite brune glissa son doigt entre deux feuilles au début du livre et, au risque de le déchirer, fit brusquement basculer la masse de papier sur mon côté droit.

 

« Ce n'est pas vous qui l'avez prise, celle-là ! – s'exclama-t-elle en pointant son doigt sur une épreuve en noir et blanc dont la date était précisée : 1955. »

 

 On y voyait une route qui s'enfuyait vers une chaîne de montagnes, dans le massif des Rocheuses, au nord des États Unis. Les sommets n'étaient pas pointus mais semblaient coupés horizontalement par un gigantesque couteau, ainsi que les caprices de l'érosion dessinent le relief dans certaines régions d'Amérique du nord. L'intérêt de cette image, qui sans cela eut été très banale, résidait dans le disque qui surmontait un de ces sommets, et qui ressemblait furieusement à un vaisseau spatial qu'on imaginait piloté par des petits hommes verts, comme la mythologie de ces années là représentait les soucoupes volantes.

 

« Non, ce n'est pas moi. Regardez la date – et pour la première fois je le vis ironique. - Je ne suis pas si vieux. Du moins j'espère porter raisonnablement mon âge. Tout le monde me dit que je « ne le fais pas ». Le chapitre du début est consacré aux photographies qui ont été prises dans le passé sur le même sujet. Il y en a même une de Méliès, un de vos compatriotes. Très talentueux, vous connaissez ? – et, sans attendre de réponse, il poursuivit – Ce cliché, publié dans un journal de l'Oregon, a fait couler beaucoup d'encre et de salive. Des experts l'ont étudié attentivement. Il n'y a aucun trucage. Mais ce qu'on voit à l'horizon n'est pas un navire venu d'une autre galaxie. Non, rien à voir avec le phénomène U.F.O. Juste une partie du sommet qui semble se détacher de la montagne sous l'effet de la rencontre entre l'observateur et la montagne de deux masses d'air. Pourtant cette photo fut à la source d'une véritable psychose. Les habitants de la ville voisine s'attendaient du jour au lendemain à une attaque de martiens. Depuis, ils se sont calmés, du moins je l'espère... Ah ! Ces Américains ! »

 

J'étais partagé entre le désir de le voir s'enfuir et celui de contempler encore quelques images. Ce fut moi qui, cette fois, ouvris le livre, toujours au hasard. La page de droite reproduisait l'image de la couverture : le paquebot rouge surmonté de son reflet. Et la gauche était couverte de dessins et d'explications qui décrivaient les mirages supérieurs, dont cette vision était un exemple typique. En regardant ma voisine qui lisait cette page, je m'aperçus au mouvement rapide de ses yeux qu'elle devait bien connaître l'anglais ; sans doute mieux que moi. Et, je ne sais pourquoi, j'en retirai une vraie satisfaction. Il y était dit que la photo avait été prise dans les îles de la Frise, au nord de la Hollande, où ce phénomène se produit fréquemment. Quand la surface de la mer, très froide, est surmontée de différentes couches d'air, de plus en plus chaudes à mesure qu'elles s'éloignent de la surface. Le trajet des rayons lumineux, courbé par l'effet des différences de température, et qui faisait apparaître la silhouette fantôme du bateau, était représenté sur un schéma très bien conçu pour expliquer au profane un sujet aussi ardu. Ma voisine releva la tête bien avant que j'eusse terminé ma lecture, et se tourna vers notre « professeur » :

 

« C'est un mirage de ce type que vous aviez vu quand vous étiez enfant et qui a déterminé votre vocation, n'est-ce pas ?

-         Exactement ! Mais mon bateau était beaucoup plus petit !

-         C'est cela que vous appelez « fata Morgana » ?

-         On peut le dire. Comme je vous l'ai déjà indiqué ce mot peut désigner, pour le commun des mortels, toutes sortes de mirages. Mais pour nous les savants, c'est une chose bien précise. Différente de ce que nous appelons « mirage de l'oasis », le plus connu et le plus commun. Ce dernier est produit par une surface chauffée, le sable du désert par exemple, au voisinage de laquelle la température de l'air est très élevée. Il apparaît alors juste au-dessus du sol un miroir virtuel que le cerveau de l'observateur interprète comme une étendue d'eau. À l'inverse, « fata Morgana » apparaît sur une surface froide. Le plus souvent la mer ; ou une banquise, ou un glacier. Mais les effets en sont parfois très spectaculaires. Ouvrez donc à la page 125 !

 

Elle jeta précipitamment sa main sur le livre et, dans ce mouvement, toucha la mienne. Ensemble, nous tournâmes les pages dans un mouvement anarchique où je sentais sous mes doigts sa peau douce et la surface lisse de ses ongles vernis.

 

Les pages 124 et 125 étaient surtout occupées par du texte. Il n'y avait qu'une petite photo en haut à droite. Le sommet d'un pic pyrénéen vu à travers une lunette télescopique. Sans nous laisser le temps de lire une ligne, le maître reprit son cours magistral :

«  - La montagne que vous voyez se trouve au sud de votre pays, dans les Pyrénées orientales. Jusque là rien que de très ordinaire. Mais le photographe se tenait à 254 kilomètres de ce sommet, dans la région de Marseille. Rien d'étonnant ! Me direz-vous. Avec un bon télescope, par temps clair... Et pourtant... – Il fit une pause, comme un acteur de théâtre avant un effet dramatique.

-         Et pourtant ?... me hasardai-je.

-         Le sommet est théoriquement invisible de cet endroit ! Du fait de la courbure de la terre, il devrait se trouver sous la ligne d'horizon. Comment l'image a-t-elle pu arriver jusque là ? – sa voix montait en volume -.  En l'occurrence, il s'agit ici d'un couloir, que l'on peut comparer à une fibre optique gigantesque, et qui transmet les images de Catalogne jusqu'en Provence, au-dessus des eaux du Golfe du Lion. »

-         Incroyable ! S'exclama la petite brune – gagnée par l'excitation de ce brillant orateur.

-         Oui ! Et ce phénomène est récurent ! Dit-il d'une voix exaltée. C'est le baron de Zach, astronome personnel du duc de Saxe-gotha qui l'observa pour la première fois le 8 février 1808. Il se reproduit chaque année, quand les conditions météo sont favorables, à la fin d'octobre ou autour du 11 février. Seulement 2 à 4 jours par an. Je m'étonne que vous n'en ayez jamais entendu parler !

-         Vous n'êtes quand même pas sans savoir que les Français sont réputés dans le monde entier pour leur ignorance ! Répondit-elle sur un ton cassant.

-         Veuillez m'excuser - lâcha-t-il d'une voix humble ; tellement à l'opposé de ce que je connaissais déjà de lui. – Je ne voulais pas vous offenser. – puis il poursuivit d'un ton badin où sa passion pour le sujet s'imprégnait progressivement : - Ce que vous avez sous les yeux n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Certains mirages complexes sont la source de visions fantastiques. Comme celle que nous vîmes tout à l'heure. Beaucoup de savants pensent qu'elles sont à l'origine de légendes comme celle du « Hollandais volant », le vaisseau fantôme qui effrayait les navigateurs au siècle dernier. Dans tous les ports du monde, les tavernes de marins bruissaient de récits merveilleux : une vigie avait crié « terre ! » En reconnaissant la côte alors que le navire voguait encore au milieu de l'océan, à des centaines de miles de la plus proche  Des maisons, des arbres, des villes apparaissaient soudain en pleine mer. Ou des tapis volants sur lesquels s'ébattaient des personnages étranges. Bien sûr, l'imagination tenait un grand rôle dans ces histoires. Mais surtout les lois de l'optique, ou, moins prosaïquement, la Nature.

 

Le discours prenait une tournure poétique qui n'était pas pour me déplaire. Mais d'un autre côté, j'étais un peu déçu de voir celui que je prenais d'abord pour un grand scientifique se transformer en conteur de fables. D'abord la fibre optique géante au-dessus de la Méditerranée qui fonctionne à dates fixes. Ensuite les bateaux fantômes et les tapis volants. Quand allait-il nous parler de l'Atlantide ? Mon esprit cartésien se rebellait. Évidemment, je croyais aux mirages. Et plus encore après le magnifique spectacle qui avait accompagné le coucher du soleil ! Mais, sans décréter d'emblée que Monsieur Poznanski racontait des fariboles, je diagnostiquais chez lui une nette tendance à l'exagération. Afin de nous faire redescendre sur terre je lui posai une question :

 

«  Ces histoires de vaisseaux fantômes et de villes sur la mer étaient, dites-vous, colportées par des marins. Des gens qu'on imagine rudes, blagueurs, et portés sur la bouteille. Mais dispose-t-on du témoignage de personnes « dignes de foi » ?

-         Bien sûr ! Le phénomène « fata Morgana » a été pour la première fois décrit avec précision par l'explorateur Robert Edwin Peary, le premier homme à atteindre le pôle nord en 1909. Ce n'était pas n'importe qui ! Il rapporta qu'il avait observé, au-delà de la banquise, une terre verdoyante qui n'était mentionnée par aucune carte et dont la présence à cet endroit défiait toute logique. Il baptisa cette terre imaginaire « Crocker Land » en hommage à l'un de ses sponsors. Par la suite, d'autres expéditions confirmèrent son témoignage.

 

Ma voisine prit la parole :

 

« Pourquoi ce nom de « fata Morgana » ?

-         La fée Morgane était la sœur du roi Arthur. Dans les romans de la table ronde, elle fait apparaître, grâce à ses pouvoirs magiques, des châteaux aux sommets des collines. Pouvait-on trouver mieux pour personnifier le phénomène ? »

 

Le ciel était maintenant complètement noir et, malgré les réverbères dans le parc et la lumière du balcon, on distinguait nettement les étoiles. Sur la droite, je voyais la queue de la Grande Ourse. Je me rappelai la promesse de ma compagne. Décidément, rien ne se passait comme prévu !

 

Je tournai machinalement les pages du livre. Il s'ouvrit sur une photographie occupant une double page qui présentait un magnifique coucher de soleil. Il fallait incliner le volume de 90 degrés car l'image était en format « portrait ». La moitié du haut était occupée par un ciel rempli de nuages jaunes, roses, rouges et orangés qui aurait pu passer pour un tableau abstrait. En bas on voyait un gros soleil rouge se couchant sur une mer d'huile avec quelques palmiers au premier plan. Comme toutes les photos de ce livre, celle-ci contenait un élément qui en faisait autre chose qu'un banal sujet de carte postale. Le globe rougeoyant était relié à l'horizon par une espèce de gros pied, ce qui le faisait ressembler à un gros champignon ou à un pion d'échecs écrasé.

 

En entendant la voix du Polonais derrière moi, je regrettai mon geste. Je sentais son regard posé sur le livre que je tenais maladroitement sur mes genoux. Cette nouvelle image donnerait lieu à un nouveau commentaire, pensai-je. Mais ses paroles me soulagèrent quand il les prononça :

 

« Le soleil se couche sur la côte de Floride. Et je vais en faire autant. »

 

 Puis, se tournant vers ma voisine avec galanterie, il lui dit :

 

« Au revoir Mademoiselle. J'ai été ravi de faire votre connaissance. Au fait ! Je ne connais pas votre nom.

-         Appelez-moi Sophie !

-         Ah ! Sophie... la sagesse !... - Et se tournant vers moi : - Et vous Monsieur ?

-         Moi, c'est Frédéric.

-         Frédéric ! Quel dommage ! – dit-elle -  Éric  est mon prénom préféré ! Elle posa sur moi son regard bleu acier. - Vous n'êtes pas passé loin ! Puis, consciente de son impolitesse, elle ajouta – Mais Frédéric n'est pas mal non plus ! »

 

Je me taisais, ne trouvant rien à dire. Le soleil couchant étalé sur mes genoux me faisait comme un clin d'œil. On y trouvait la même puissance symbolique que dans la dernière image d'un film, quand la musique devient plus forte et que le mot « fin » apparaît sur l'écran. Je fermai le livre des mirages.

 

Le Polonais contourna nos fauteuils et vint se placer devant nous. Il regardait Sophie d'un air songeur.

 

«  Éric, dites-vous ? Ainsi vous aimez ce prénom ? Quelle coïncidence ! Décidément cette soirée est magique ! Figurez-vous, Mademoiselle, qu'un homme de ce nom est le héros d'une aventure qui est en grand rapport avec « fata Morgana ». Si vous me permettez d'abuser encore quelques minutes de votre attention, je vous propose de la raconter.

-         Oh ! Oui ! Monsieur Poznanski ! Ce sera avec plaisir ! N'est-ce pas Frédéric ? »

 

Je mentis avec le talent d'un comédien de l'actors studio :

 

« Bien sûr ! J'en serais ravi !

-         Alors voici l'histoire de saint Éric de Suède. – clama-t-il avec emphase. -  Cette légende locale est inconnue ici, comme dans mon pays et tous ceux que j'ai visités, à l'exception des îles de la Frise, au nord des Pays-Bas. J'étais dans cette région pour la préparation du livre. Il s'agit, je crois vous l'avoir déjà dit, d'un des meilleurs terrains de chasse au monde pour les traqueurs de mirages. C'est d'ailleurs là-bas que j'ai pris la photo qui est en couverture de « A world of illusions ». Un soir, une tempête nous contraignit, mon assistant hollandais et moi, à passer la nuit sur une petite île. Il n'y avait ni hôtel, ni pension, et nous dûmes demander l'hospitalité aux rares habitants d'un hameau, au bord de la mer. Une vieille dame nous accueillit dans sa demeure. Elle était veuve, sans enfants, n'avait pas la télévision ni la radio. Si bien qu'après un frugal repas, nous n'avions comme distraction que de converser ensemble. Elle parlait dans un patois étrange, très différent du néerlandais, mais que mon compagnon comprenait car il était Frison lui aussi. Il traduisait pour moi en anglais. La bonne femme nous raconta sa jeunesse, sa rude vie d'épouse de marin, puis elle nous conta une légende de son pays que j'ai retranscrite plus tard pour ne pas l'oublier, tant je la trouvais originale. Comme vous verrez, les mirages, auxquels les gens de ce pays sont très habitués, y tiennent une place prépondérante. Il faut dire que dans ces archipels on ne s'étonne pas de voir une île s'élever doucement vers le ciel avant de retomber d'un coup sur la mer, ou un bateau surmonté de trois ou quatre de ses fantômes. Pour comprendre cette histoire, il est nécessaire de bien connaître ces phénomènes optiques. Mais, à présent, vous êtes devenus des spécialistes en la matière ! Y a-t-il une part de vérité dans cette légende ? Je l'ignore ! On peut en situer l'action il y a exactement un millénaire. Dans une ambiance « fin de siècle » qui n'est pas sans rappeler celle dans laquelle nous baignons aujourd'hui. »

 

L'homme se mit alors à nous jouer un monologue théâtral accompagné de force gestes, mimiques et déplacements qui ressemblaient à des pas de danse. Une fois de plus, je fus conquis par son talent oratoire, et oubliais mon désir de le voir téléporté sur-le-champ à l'autre bout de la galaxie pour me laisser seul avec celle que je pouvais maintenant nommer Sophie. Elle non plus ne le quitta pas du regard ; et je la comprenais !

 

Il s'exprimait dans la même langue d'une syntaxe parfaite et au style désuet à laquelle nous étions déjà habitués. S'il n'avait pas été devant nous on aurait pu croire qu'il lisait un livre. Son récit ne fut pas interrompu une seule fois. La retranscription que j'en fais, bien que je m'efforce de la rendre fidèle, n'en sera jamais qu'une pâle copie. Il y manquera le style, les gestes, les expressions, en bref le charme qui nous enveloppait à l'issue d'un soir magique, dans un château renaissance, au cœur de la France, aux confins du Berry et de la Sologne.
                                    LA LÉGENDE DE SAINT ÉRIC

 

 

 

                                     I

 

 

Les rames du drakkar frappaient l'eau en cadence, faisant jaillir une écume amère qui envahissait le pont et mouillait les longues chevelures blondes des soldats. Aucun souffle de vent ne courait sur la mer glaciale et on avait baissé la voile. Thor Ericsson se tenait debout à la proue du navire, une main posée sur le cou de l'effrayante figure de dragon. Ses yeux, comme ceux du monstre, contemplaient les rives lointaines du pays des chrétiens vers lequel fondait le bateau viking.

 

Le jeune chef n'avait que mépris pour ces gens dont il avait appris la culture lors de ses précédentes incursions dans les terres du sud. Ils n'avaient qu'un seul dieu ; même pas trois, ou deux. Non ! Un seul ! Un dieu qui refusait la violence et la guerre. Qui demandait après une gifle de tendre l'autre joue. Qui désirait qu'on aimât ses ennemis. Un dieu pour les femelles ! -  Pensait-il - . Dont n'auraient même pas voulu les vaillantes compagnes de ses guerriers restées au pays.

 

Ses dieux à lui s'appelaient Odin, Balder, Freyr. Et surtout Thor, dont il était fier de porter le nom. Un nom qui résonnait, quand on le prononçait, comme un coup de tonnerre. Ils habitaient le Walhalla, un paradis magnifique dans lequel ils invitaient les guerriers courageux, après leur mort, à boire de l'aquavit dans le crâne de leurs ennemis. Des dieux vaillants, courageux, puissants ; les meilleurs dieux du monde !

 

Thor Ericsson songeait avec satisfaction à toutes les richesses qui l'attendaient au terme de ce voyage. Des greniers remplis de sacs de blés, de légumes séchés, de viande fumée. Des croix en or, des calices d'argent, des monceaux de pièces de monnaie.

 

Les raids se déroulaient toujours de la même façon ; dès que la vigie signalait une fumée à l'horizon ou une maison, ou un champ cultivé, on mettait le cap sur l'endroit où les habitants avaient trahi leur présence, et le drakkar accostait sur la plage la plus proche. Quand les guerriers atteignaient le village, tous les chrétiens étaient partis. Dans leur fuite précipitée, ils abandonnaient la plupart de leurs richesses. Les guerriers se rendaient d'abord à l'église. On y trouvait des objets de culte en métal précieux et parfois un prêtre en robe de bure qui priait à genoux qu'on l'épargnât. On le décapitait sur-le-champ et l'on faisait main basse sur tout ce qui avait de la valeur. Puis le village était systématiquement pillé. La nourriture, la bière, l'alcool de fruit, les outils, les objets personnels, étaient transportés jusqu'au bateau.

 

Quelquefois, quand l'alerte avait été donnée assez tôt, il ne restait plus rien dans l'église. Les vikings établissaient alors un camp de base dans le village et menaient des expéditions aux alentours pour rechercher les fuyards. On les retrouvait toujours ! Dans ces cas-là on ramenait parfois des femmes, qui passaient ensuite le reste de leur vie comme servantes dans un village du golfe de Botnie, sur les rives glacées de la mer Baltique.

 

Thor n'avait jamais mené d'expédition aussi loin vers le sud. Les îles qu'il voyait aux quatre coins de l'horizon lui semblaient un pays de cocagne. On était au tout début de l'hiver. Le pâle soleil vers lequel se dirigeait le navire, dont les rayons dessinaient un arc-en-ciel dans les embruns, au-dessus des rameurs, éclairait depuis longtemps la mer grise, et n'avait pas encore atteint le point culminant de sa course. Thor savait qu'à ce même instant, dans son pays natal, l'astre du jour venait juste de se lever sur les huttes de bois de son village. Et qu'il se coucherait bientôt. En cette saison, une journée là-bas ne durait que le temps d'une courte promenade au bord de la mer ou de la préparation d'un repas. Le reste du temps, c'était la nuit. La nuit noire et glaciale où, le plus souvent, la lune et les étoiles disparaissaient derrière un rideau de nuages. Il n'y avait rien d'autre à faire que se terrer dans les maisons où l'on se racontait des histoires, assis en rond autour d'un grand feu.

 

Thor en était là de sa rêverie lorsque, tout à coup, un épais brouillard tomba sur la mer. En se retournant vers le pont il pouvait à peine distinguer les premiers rangs des rameurs. En bon marin, il avait évalué avec précision la distance qui séparait le drakkar de la côte, et ne leur donna pas l'ordre d'arrêter. L'effrayant navire continuait sa course à travers la brume laiteuse. Les farouches guerriers ne disaient mot, impressionnés par l'étendue blanchâtre qui les entourait. On n'entendait que les grincements du bois et le choc des rames sur la mer.


 

                                     II

 

 

La brume se leva sur la dune et l'enfant qui jouait dans le sable tourna son regard vers les flots. La mer était couverte d'une espèce de matelas neigeux. Il n'en fut pas étonné. Le brouillard en cette saison était très fréquent.

 

Soudain, une vision d'horreur le saisit d'effroi. Son regard se figea et son visage pâlit jusqu'à prendre la teinte blanchâtre du manteau qui recouvrait l'océan. Après quelques instants de stupeur il détala vers le hameau en hurlant de panique. Très vite, une douzaine de villageois coururent au sommet de la dune et contemplèrent, pétrifiés, l'effrayant spectacle. De la brume laiteuse émergeait un monstre, comme un gigantesque serpent à tête de dragon qui ondulait en fixant les témoins de ses yeux rouges et flamboyants. Ses contours étaient comme estompés mais on voyait distinctement sur ses flancs ocres des écailles multicolores. On pouvait entendre la rumeur démoniaque des battements de son cœur.

 

Le curé était là. Il se signa en psalmodiant des prières en latin puis s'adressa à la créature satanique, lui intimant l'ordre de partir. Mais le serpent ne semblait pas écouter et continuait sa lente ondulation vers la côte.

 

Les habitants du village s'apprêtaient à célébrer Noël. On mettait un grand soin à la préparation de cette fête ; car ce serait peut-être la dernière qu'on verrait !

 

Dans ces années qui étaient les dernières du premier millénaire, toute l'Europe christianisée tremblait d'effroi. On était certain qu'aux alentours de l'an mil après la naissance du sauveur, allaient se produire les événements terribles prophétisés par l'apôtre Jean à Pathmos dans le livre de l'Apocalypse. Et qui déboucheraient sur la fin du monde. On en guettait les signes partout ; et on les voyait : des enfants venaient au monde sans bras ou sans jambes, des maisons s'écroulaient ou prenaient feu, sans raison apparente, des plantes étranges apparaissaient au milieu d'un champ de blé, des gens, par foules entières, devenaient fous pendant des heures et racontaient ensuite qu'ils avaient vu le diable…

 

Les prêtres avaient beau rassurer leurs ouailles en leur affirmant, d'une voix incertaine, que la réalisation de la prophétie constituait une bonne nouvelle puisqu'elle verrait le triomphe du bien sur le mal, on avait peur !

 

On comprend alors ce que représentait pour les habitants d'un petit hameau du littoral de la mer du nord, l'apparition soudaine au-dessus des flots d'un serpent géant à la tête de dragon. C'était, à n'en pas douter, un envoyé du démon !

 

Le curé, aux lèvres duquel étaient suspendus tous les regards, dit enfin :

 

« Déterrez la grande croix qui est devant l'église et apportez la jusqu'ici ! Et surtout, trouvez Marien et dites-lui de venir ! »

 

Marien était une jeune fille de dix-sept ans. La plus belle et la plus vertueuse qui se puisse imaginer. Depuis sa plus tendre enfance elle n'avait fait que le bien. Jamais la moindre colère, jamais de moquerie ni de caprice. Elle passait son temps à aider les autres. Avec un dévouement qui faisait l'admiration du curé. Celui-ci l'avait recueillie après la mort de ses parents. Il lui avait enseigné le catéchisme, malgré qu'elle fut une femme. Il semblait au prêtre que la bonté, l'intelligence et la force de la foi de cette enfant la destinaient à devenir un jour une sainte. Marien, quant à elle, voulait consacrer sa vie au Seigneur. Au grand désespoir des jeunes garçons du village…

 

À l'ordre du curé, quatre hommes, parmi les plus vaillants étaient retournés pour donner l'alerte. La grande croix fut arrachée et apportée sur la dune, dans une procession improvisée que suivaient des hommes, des femmes et des enfants. Marien, vêtue d'une longue robe blanche, marchait à côté de la croix et ressentait comme un sacrilège de la voir portée par six robustes jeunes gens ; quand le Christ en supportait seul le poids sur son épaule en gravissant le Golgotha.

 

Arrivée au sommet elle vit l'horrible monstre. Elle n'avait pas peur. Ce dragon, tout effrayant qu'il fut, ne pouvait rien contre la puissance de sa foi. On planta la grande croix dans le sable, face à la mer. Sur un geste du prêtre, tout le monde se retira de quelques pas en arrière et Marien s'avança, seule, jusqu'au pied de la croix.

 

Elle se tenait droite, les mains le long du corps, dans une attitude résolue, et fixait la bête. D'une voix forte et autoritaire, pourtant empreinte de douceur naturelle, elle lui dit :

 

« Retourne dans les enfers, messager de Satan ! Tu n'as rien à faire ici ! Nous sommes de bons chrétiens, des gens vertueux qui ne nous laissons pas dominer par le péché ! Je ne te crains pas ! Devant cette croix tu n'as pas plus de pouvoir qu'un moustique ! Vas-t-en ! »

 

Un petit enfant sortit alors du groupe et courut vers la jeune fille. Il se posta à son côté. Son père, dont il avait trompé la surveillance, marcha vers la croix pour ramener son fils. C'est alors que le manteau de brume s'ouvrit en dessous du dragon. Une deuxième bête apparut. Plus nette et plus menaçante. Elle portait dans ses flancs des silhouettes d'hommes. Les anges de Satan et les âmes des damnés revenues de l'enfer…

 

Les villageois étaient pétrifiés de terreur. Seule Marien gardait son calme. Elle leva son bras et pointa son index sur les monstres.

 

« Vous ne me faites pas peur ! Seriez-vous une armée de démons que je saurais vous chasser ! Au nom de Notre Seigneur Jésus disparaissez !!! »

 

On entendit alors des cris. Des lamentations déchirantes que poussaient les âmes damnées. Le manteau de brume se referma sur le second serpent qui était apparu. L'autre continua d'onduler au-dessus du brouillard neigeux puis, soudainement, plongea vers les profondeurs infernales.

 

Les villageois restèrent sur la dune. Le soir, quand le brouillard se dissipa, la mer grise était vide de bateaux et de dragons.

 

Le curé, dans son sermon de Noël, ne manqua pas de faire allusion à cet épisode miraculeux. Il cita des passages de l'Apocalypse  qui lui semblaient correspondre à ces événements. Il y était question de serpents, de dragons, d'une femme enceinte en laquelle, bizarrement,  il reconnaissait Marien, la vierge immaculée, dont la grossesse était, selon lui, purement symbolique. Elle portait en elle les germes de l'espérance…

 

« Alors un autre signe apparut dans le ciel. C'était un grand dragon rouge-feu… » ( Chapitre 12. Verset 3). »

 

« Je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes… ( chapitre 13. Verset 1). »

 

« Puis je vis monter de la terre une autre bête qui avait deux cornes semblables à celles d'un agneau, et qui parlait comme un dragon. (Chapitre 13. Verset 11). » 

 

« Et il fut précipité, le grand dragon, l'antique serpent appelé le diable et Satan. […] Et ses anges furent précipités avec lui. (Chapitre 12. Verset 9) »

 

« Et le dragon fut irrité contre la femme […] Et il se tint sur le sable de la mer. (Chapitre 12. Versets 17 et 18) »

 

Le prêtre certifia, textes à l'appui, que les monstres avaient regagné leur cachette au fond de l'océan, et n'en ressortiraient qu'après que se seraient écoulés mille ans. Ce qui rassura grandement ses paroissiens.

 

 

 

 

 

 

 


                                     III

 

 

On était au printemps. Le soleil de midi, bas sur l'horizon, brillait pourtant d'un vif éclat. Des milliers de fleurs violettes envahissaient la prairie autour du village. Thor Ericsson, juché sur une estrade, contait la saga de sa dernière expédition au pays des chrétiens.

 

« … C'est alors que la brume se dissipa. Une grande île se tenait dans les airs devant nous. Il y avait une croix immense au milieu, comme on en voit partout en terre chrétienne. Au pied de la croix, une jeune femme, très belle, nous parlait dans une langue inconnue. À ses côtés se trouvaient un petit enfant et un homme robuste, et derrière elle une foule de gens immobiles. Je compris qu'elle voulait que nous partions.

 

Mes farouches guerriers, dont le courage est légendaire, tremblaient d'effroi à cette vision. Et moi, qui me targuais d'ignorer la peur, je la rencontrai pour la première fois. Ce que nous avions devant les yeux était ce que les chrétiens, dont je connais bien les croyances et les coutumes, appellent un miracle. Et je reconnus les personnages, pour les avoir vus maintes fois sur les fresques de leurs temples. La jeune femme représentait une des figures les plus importantes de cette mythologie : la vierge Marie, la mère mortelle de leur dieu. Accompagnée de son enfant, Jésus, et de son mari Joseph. Et entourée de tous les saints de leur paradis.

 

Nous invoquions Thor et Odin afin qu'ils envoient le tonnerre sur l'île venue du ciel, mais ils n'apparurent jamais. Le manteau de brouillard se referma autour du navire. J'avais enfin compris que ce dieu étrange était plus puissant que les nôtres. J'ordonnai à l'équipage de souquer ferme en direction du large, et après un long voyage, nous retrouvâmes notre terre bien aimée. »

 

Une femme s'approcha du jeune chef et lui lança, avec un air de défi :

 

« As-tu une preuve de ce que tu avances ? Pourquoi devrions-nous te croire ?

-         Je vais sur-le-champ te donner un gage qui va te convaincre ! »

 

Il regarda longuement le ciel puis s'adressa aux nues d'une voix forte :

 

« Thor ! Dieu du tonnerre ! Toi dont je porte le nom. Si tu es aussi puissant qu'on le dit, abats immédiatement ta foudre sur moi ! Si tu ne le fais pas, je dirai à tous que tu n'es qu'une petite fille ! »

 

Puis il fit un geste obscène vers le ciel. Les soldats, et même les femmes, éclatèrent de rire. Et rien ne se passa !

 

Thor fit un voyage d'études dans les territoires du sud afin d'étudier sa nouvelle religion. Il dut apprendre la bonté et le désintéressement, notions qu'il eut bien du mal à assimiler. Mais il y arriva. Il abandonna son prénom païen et prit celui de son père : Éric. Puis il revint au pays accompagné de missionnaires et une région de Suède, au nord de la mer Baltique, intégra le monde chrétien. Éric termina sa vie dans un monastère de Belgique et, cent ans après sa mort, fut canonisé par le pape.


                               SOPHIE

 

 

 

                                     I

 

 

Nous restâmes silencieux quelques instants, doutant que l'histoire fut déjà finie. Poznanski remarqua notre trouble et déclara :

 

« Voilà ! C'était la légende de saint Éric de Suède. Notez, et c'est en cela qu'elle est originale, que ceux qui l'ont inventée ou transmise ne sont pas dupes des illusions qui abusent les personnages. Il y a manifestement beaucoup d'exagération, mais je me plais à croire qu'elle est basée sur des faits réels. Ou un ensemble d'anecdotes historiques compilées pour former une histoire cohérente..

-         C'est possible – dis-je – Mais si vous ne nous aviez pas dispensé votre savoir avant de la raconter, on pourrait craindre qu'à ce moment même, un dragon n'apparaisse au large des côtes de la mer du nord.

-         Oh ! Il est inutile d'enseigner aux gens que tout peut s'expliquer ! L'être humain reste un enfant toute sa vie et préfère voir partout des phénomènes surnaturels. Surtout à l'approche d'une date symbolique comme celle dont on parle tant aujourd'hui. Vous verrez bientôt les voyants se déchaîner. D'une certaine façon nous vivons encore au moyen-âge. Bon ! Je n'attendrai pas la venue du troisième millénaire avant de vous quitter. Bonsoir Mademoiselle Sophie. Bonsoir Monsieur Frédéric. »

 

Il s'inclina dans une espèce de révérence, prit le livre que je lui tendais, et s'enfuit avec une démarche de cigogne.

 

Nous restâmes seuls ; comme deux orphelins. Quand le bruit de ses pas eut disparu, Sophie me dit avec un léger sourire :

 

« Quel magnifique conteur ! S'il ne sait pas quoi faire, il pourra toujours se reconvertir dans le one-man-show. Les gens paieraient pour le voir.

-         Certainement ! Et, de plus il est assez séduisant.

-         Ah bon ! Vous trouvez ?… Disons que ce n'est pas exactement mon genre ! Bon ! Venons-en à ma promesse de tout à l'heure. La grande ourse est maintenant visible mais je dois décompter le temps que nous avons passé avec Monsieur Poznanski. Et j'ai une bonne nouvelle pour vous : je ne suis plus fatiguée. Toutes ces histoires m'ont réveillée. Allons faire une balade dans le parc, mais pas trop loin, à cause de mon genou.

 

Nous descendîmes ensemble le grand escalier de pierre. Le château était étrangement silencieux, la musique avait cessé depuis longtemps et personne ne hantait les couloirs. Le personnel avait fini son travail, les couche-tôt dormaient déjà et les fêtards n'étaient pas près de rentrer. La grande salle, si animée tout à l'heure, n'était éclairée que par la lumière fantomatique qui provenait d'un lampadaire du parc. Et les boutons lumineux verts et rouges de la sono qu'on n'avait pas éteinte.

 

Nous nous éloignâmes d'environ un kilomètre pour échapper à la pollution lumineuse des réverbères. Le ciel était plein d'étoiles. La lune n'était pas encore levée et la voie lactée semblait un immense nuage qui barrait le firmament d'un bout à l'autre de l'horizon.

 

Je fis à ma compagne un petit cours d'astronomie. Je connaissais bien le sujet et, si je commettais des erreurs, il n'y avait cette fois personne pour le lui faire remarquer. Je l'impressionnai beaucoup en lui montrant le « W » caractéristique de Cassiopée que nous avions vu sur du papier glacé moins d'une heure auparavant. Tout en lui détaillant les astres de la petite ourse, je pensais en moi-même que dans la direction qu'indiquait l'étoile polaire se trouvait la capitale et mon univers quotidien. Et que j'en étais, à cette minute, loin ; très loin…

 

Nous rentrâmes par la pelouse en évitant, par un accord tacite, le sentier de gravier dont le crissement pourrait révéler notre présence. Il n'est jamais bon, dans un environnement professionnel comme le nôtre, de prêter le flanc à la rumeur.

 

En rentrant nous traversâmes de nouveau la grande salle. Les tables étaient couvertes de nappes blanches. Sur l'une d'entre elles, près de la cheminée, des verres propres étaient soigneusement alignés. À coté, un seau d'argent où des glaçons achevaient de fondre, contenait trois bouteilles de champagne. Sophie se dirigea, sans hésitation vers la table, saisit dans sa main gauche deux flûtes, et de la droite s'empara d'une bouteille. Se tournant vers moi, elle me dit d'un ton parfaitement naturel :

 

« Si on allait la boire dans ma chambre ? »

 

Je crus que j'allais m'évanouir. Je ne répondis pas. Elle n'ajouta rien. Je la suivis, les jambes flageolantes, jusqu'à l'escalier.

 

En gravissant les degrés derrière elle, je sentais les effluves capiteux que le parfum laissait dans son sillage. Elle ne boitait presque plus. Sa croupe ondulait, et la soie de son vêtement frottant contre sa peau produisait un bruit qui emplissait mes oreilles. À chacun de ses pas je voyais son mollet bronzé apparaître à travers la fente de sa robe. Et la vision de son bras nu, au bout duquel la bouteille s'égouttait lentement sur les marches de pierre, me tournait les sens…

 

Arrivés dans sa chambre nous échangeâmes un sourire. J'ouvris la bouteille avec le maximum de discrétion et remplis les deux flûtes. Elle leva la sienne et dit :

 

« À Monsieur Poznanski !

-         Et à nous ! – ajoutai-je »

 

Les deux verres n'étaient pas encore vides quand nos lèvres s'unirent. Ce fut moi qui lui passa de la pommade sur le genou ; comme un charmant préliminaire à nos ébats amoureux. Mes doigts s'aventuraient déraisonnablement hors de la zone douloureuse, sur la peau douce de sa cuisse que je tartinais inutilement de baume graisseux.

 

Je vécus la plus belle nuit de mon existence ! Une nuit remplie de complicité, d'humour et d'érotisme. La manière dont elle s'y prenait me faisait subodorer qu'elle possédait une certaine expérience en la matière ; mais je ne m'en offusquai pas.

 

Peu avant le matin elle s'endormit. Les femmes, même quand elles ont de beaux yeux, sont encore plus belles dans le sommeil ! Je passais une heure à la regarder, puis je sombrai moi aussi dans les bras de Morphée.

 

L'aube qui filtrait au travers des rideaux me réveilla peu après. Je pris soudain conscience de l'absurdité de la situation. Il fallait partir ! Je m'habillai sans bruit, posai un baiser sur le front de Sophie, en l'effleurant à peine pour ne pas la réveiller ; et sortis sur la pointe des pieds.

 

Dans ma chambre j'entassai en vrac mes affaires dans le grand sac de voyage, oubliant un polo Lacoste, ma brosse à dents et une paire de chaussettes. Arrivé au parking, j'ouvris manuellement la porte de la BMW et démarrai le plus doucement possible. Le bruit des pneus sur le gravier de l'allée me faisait l'effet d'une avalanche. En franchissant la grille d'entrée du parc, je me retournai. Il n'y avait personne dehors, les fenêtres de la façade étaient toutes closes. Je m'engageai sur la petite route et, après 200 mètres, je passai la seconde. Le rêve s'achevait. Je roulais vers Paris, le bureau, la routine, et ma petite amie du moment.

 

Je m'arrêtai au bout de quelques kilomètres dans un petit chemin de terre au milieu d'un champ de blé bordé de coquelicots. Et je m'endormis sur le volant.

 

À mon réveil, en jetant un œil à la montre de bord, je fus désagréablement surpris. Depuis mon départ du château deux heures s'étaient déjà écoulées. Je me sentais sale, embrumé. Au premier village, l'unique bistrot venait juste d'ouvrir. Je commandai un café et me débarbouillai dans un minuscule lavabo. Le café (qui cachait mal son préfixe « Nes »), la table bancale, le chien pouilleux qui quémandait mes caresses, tout cela me semblait bien terne après les trois jours, et surtout la nuit, que je venais de vivre. J'étais sous l'effet d'une sensation semblable à celle que les toxicomanes appellent « la descente ». Quand l'effet du produit euphorisant se dissipe et que le retour à la réalité est vécu comme une terrible souffrance.

 

Je repris la route. La petite départementale était déserte. Je poussai le moteur jusqu'à ce que le compteur indiquât 180.

 

En atteignant le bas d'une petite côte je fut saisi d'effroi. L'asphalte disparaissait sous une grande mare d'eau. À cette vitesse ça ne pardonne pas. J'allais partir en tonneaux. Je crus ma dernière heure arrivée. Ma vie ne défila pas dans ma tête ainsi que le prétend une rumeur populaire. Non ! Je ne vis que deux yeux bleu métal qui me regardaient.

 

J'écrasai le frein. L'ABS fit entendre son craquement sinistre. Et la voiture s'arrêta pile en bas de la descente, sur un revêtement tout à fait sec.

 

Je suais à grosses gouttes. Mes mains tremblaient sur le volant. Je restai dix minutes sans pouvoir bouger puis une vague d'euphorie envahit mon corps. Et je laissai éclater un rire stupide que personne ne pouvait entendre.

 

« Ainsi donc, pensais-je, pas besoin d'aller sous les tropiques pour voir des mirages. Ces flaques d'eau qu'on voit sur la route en été, et qui disparaissent comme par enchantement quand on arrive dessus, sont identiques aux oasis fantômes que voient les bédouins dans le désert. »

 

Par trois fois je rencontrai encore ces mares trompeuses. Au lieu de ralentir, je prenais un malin plaisir à accélérer à leur approche, juste motivé par la satisfaction enfantine de pouvoir arborer un sourire de triomphe en les voyant s'évanouir.


                                     II

 

 

Le lundi suivant je n'allai pas au travail. Je fis passer pour une crise de rhume des foins ce qui n'était qu'un peu de vague à l'âme. Et il me fallait un peu de temps pour accomplir les recherches que je m'étais promis de faire. Internet commençait juste à conquérir le marché du grand public, et moi, toujours en retard d'un métro, je n'avais pas la connexion. Je procédai donc « à l'ancienne ». Dans les rayonnages de la grande bibliothèque de Beaubourg, je fis main basse sur tous les bouquins consacrés aux illusions d'optique, aux mirages et phénomènes atmosphériques et les consultai sur une table isolée des autres lecteurs. Je fus un peu étonné du résultat de mon travail.

 

Les histoires de Monsieur Poznanski, mirages inférieurs, supérieurs, la fée Morgane, Peary et sa terre imaginaire, le projecteur au rayon courbé qui ne s'allume que deux fois par an…, tout cela était rigoureusement authentique ! Et les propos que cet homme extravagant avait tenus samedi dernier devant moi ne comportaient pas la moindre exagération !

 

Je m'intéressai ensuite à l'histoire scandinave autour de l'an mille. La légende d'Éric de Suède en était une, visiblement. Je ne trouvai pas trace de ce personnage. Par-contre certaines coïncidences me sautèrent aux yeux. Si l'on situait l'histoire en Islande plutôt qu'en Suède, on trouvait bien un certain Éric le rouge qui découvrit le Groenland en 985, et qui pouvait être le père du héros. D'autre part, l'année 1000 était exactement celle de l'adoption du christianisme en Islande. Il n'est pas étonnant qu'un récit venant du fond des âges, traduit pour le narrateur polonais en mauvais anglais par un Frison et réécrit de mémoire avant de m'être conté, toujours de mémoire, ait pu subir quelques déformations ! Et ce qui posait problème n'était que l'identité du héros ! Que représentaient la Suède et l'Islande pour des paysans hollandais du moyen âge ? Je décrétai unilatéralement pour la satisfaction de mon esprit, qu'il y avait du vrai là-dedans. Et que ce saint Éric était un personnage historique. J'abandonnai mes investigations à ce sujet.

 

Puis je cherchai dans les rayons consacrés aux livres étrangers le fameux « A world of illusions ». Sans grand espoir… Et malheureusement sans succès ! J'en fus assez déçu. Mais j'avais appris beaucoup de choses et je me promis de fréquenter plus souvent la bibliothèque.

 

Le lendemain matin, je retrouvai Pincheux devant la machine à café. J'éludais habilement toutes ses questions concernant mon emploi du temps de samedi soir et ma fuite précipitée. Mais je voyais bien qu'il essayait de me tirer les vers du nez. Il pensait qu'il y avait anguille sous roche mais sans pouvoir distinguer l'anguille ! Je réussis à rester discret et, devant mon mutisme résolu, il finit bien vite par abandonner son harcèlement. 

 

Moins de trois semaines plus tard, un vendredi soir sur les coups de neuf heures, mon téléphone sonnait. C'était Sophie ! Qui m'appelait d'une cabine à la gare Montparnasse. Elle venait à Paris pour le week-end, en visite chez une amie. Je lui proposai de venir la chercher. Elle n'avait pas dîné. Nous finîmes la soirée dans un restaurant des Halles.

 

Trois mois plus tard, nous nous mariions à l'église d'Alésia, à côté de chez moi, par une belle journée d'octobre. En novembre de l'année suivante, elle me donna une petite fille. Nous choisîmes un prénom qui, après des siècles d'oubli, revenait furieusement à la mode : Morgane. En nous promettant d'appeler le deuxième bébé Éric ou Marien.

 

J'étais heureux. Enfin ! Et je le suis toujours. À ma grande surprise, je suis amoureux de ma femme comme au premier jour. Cette constance dont je m'imaginais incapable m'étonne de jour en jour. Il n'y a qu'une explication à cela : Sophie et moi sommes faits l'un pour l'autre !


                                     III

 

 

Nous parlions rarement des circonstances de notre rencontre et de l'homme qui en avait été le témoin. Et ces conversations ne duraient jamais longtemps car, allez savoir pourquoi, après cette évocation nous ne tardions jamais à faire l'amour !

 

Mais une idée fixe s'insinuait dans mon esprit ; pour le deuxième anniversaire de notre mariage, je voulus offrir à Sophie le « livre des mirages ». Je visitai les bouquinistes des quais et les librairies anglaises du quartier latin mais ne le trouvai pas. Elle dut se contenter d'un diamant !

 

Quelques années plus tard, je profitai d'un déplacement professionnel pour emmener ma femme à la découverte de l'Amérique. Nous laissâmes les enfants chez leurs grands-parents, ravis de l'aubaine. Après un congrès ennuyeux à New York, nous louâmes une voiture. Notre itinéraire longeait la côte est, de la Nouvelle Angleterre jusqu'à l'extrême pointe sud de Floride.

 

À Philadelphie nous fîmes une étape, que j'avais planifiée un peu trop longue au goût de ma femme, en rapport à l'intérêt de la ville. Détestant faire les courses, comme la plupart des hommes, je réussis à convaincre Sophie d'aller seule faire du shopping tout un après-midi. Mais au lieu de visiter des fournisseurs de matériel informatique ainsi que je lui avais dit, je fis le tour des libraires. Aucun d'eux n'avait jamais entendu parler de Mister Poznanski, du professeur Duchowny, encore moins d'un livre s'intitulant « A world of illusions ». Les éditions Thorpe ne figuraient pas sur l'annuaire de la ville et, quand je demandai à un vieil employé de la bibliothèque s'il était possible que cette maison ait pu exister dans le passé, il me répondit catégoriquement qu'aucun éditeur de ce nom n'avait jamais produit de bouquin aux Etats Unis.

 

Je n'y comprenais rien ! J'avais pourtant tenu ce livre entre mes mains ! J'étais confronté à un mystère, un paradoxe formé de vérités contraires que je ne pouvais résoudre. Le livre des mirages était-il un faux ? Dans ce cas pourquoi l'auteur de cette mystification avait-il pris le peine de fabriquer, à ses frais, un aussi luxueux volume ? D'où venaient les photos ? Et surtout, comment se faisait-il qu'un mirage soit apparu comme par enchantement un soir de juin dans le parc d'un château  pour lui donner l'occasion de montrer son œuvre aux deux spectateurs ? Ou tout cela n'était-il qu'une illusion ; l'apparition d'un fantôme venant d'une autre dimension ? Ou l'intervention d'un bon génie dans la vie de deux êtres afin qu'ils s'unissent pour le meilleur et pour le pire ? 

 

Outre la déception et l'angoisse, ma conscience me tracassait. Je ne mentais jamais à ma femme ; et je devais le faire, pour la première fois ! Un mensonge qu'on a prévu de révéler n'en est pas un. Je comptais rentrer à l'hôtel avec un paquet cadeau et dévoiler à Sophie mon emploi du temps de cet après-midi. Et je ne pouvais le faire. Pour ne pas la décevoir. Et surtout pour ne pas lui communiquer l'extrême désarroi dans lequel j'étais plongé.

 

Le soir je parvins à dissimuler mon trouble et, durant le reste du voyage, je fis bonne figure. Sophie ne s'aperçut de rien ; et ces vacances en amoureux se passèrent comme prévu. Et même mieux que prévu ! Mon désir de la protéger associé la culpabilité que je ressentais envers elle me rendait encore plus gentil qu'à l'habitude. Au moindre prétexte je lui offrais des fleurs. Et j'accédais à tous ses désirs ; à Dysney world je fis sans broncher trois fois avec elle le tour du pays imaginaire de Peter Pan. Nous fîmes des promenades sur la plage au soleil couchant et des siestes coquines dans les motels. À Key Largo, dans un petit restaurant qui dominait la mer, nous eumes un fou rire qui dura plus d'une heure, pour une raison dont nous nous ne souvenons pas, mais qui déclenche notre hilarité chaque fois que nous l'évoquons.

 

Dans les mois qui suivirent, mon angoisse se calma progressivement, puis disparut complètement. Je finis par admettre que la soirée où j'avais rencontré Sophie avait été tout simplement une soirée magique, au premier sens du terme, et qu'il ne fallait pas s'interroger davantage. D'ailleurs l'existence de chacun d'entre nous n'est-elle pas constamment confrontée à des phénomènes véritablement magiques ? L'amour, la mort, et surtout la vie nous paraissent aller de soi. Mais quand on y réfléchit un peu on ne peut que les qualifier de phénomènes surnaturels !

 

Le bonheur est une notion abstraite, impalpable. Mais celui qui envahit ma vie depuis un certain soir de juin est sans conteste pour moi la part la plus tangible de mon existence. Tout le reste, tous les éléments matériels qui ont construit ce bonheur, n'est qu'un rêve. Comme si le cours de mon destin depuis ce soir magique n'était qu'illusion, mirage, « fata Morgana ».

 

 

 

 

                                     FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alain Kotsov – décembre 01.

 

 

                               nouvelle suivante