CEUX D’AVANT

 

Le soleil venait juste de se lever lorsque le doyen de la forêt et le groupe d’enfants qui le suivait atteignirent le sommet de la colline. Ils étaient une vingtaine cette année-là à participer au séminaire de la révélation ; une cérémonie qui se tenait à chaque équinoxe de printemps et marquait pour les futurs initiés le passage à l’âge adulte.

Les enfants formèrent un cercle autour du doyen. Une douce brise venue de l’est les faisait frissonner, comme la manifestation d’une certaine fébrilité dans leur nature impassible. Leurs aînés étant tenus au secret sur le déroulement du séminaire, ils en ignoraient tout. En proie au malaise provoqué par la peur de l’inconnu, ils fixaient la petite boîte métallique posée à l’ombre de leur maître, en attendant avec impatience que ce dernier prît la parole.

Le doyen commença :
« Mes chers enfants, le but de cette initiation n’est pas de fortifier vos connaissances ; tout ce qui vous sera dit, vous le savez déjà ! Je ne ferai que vous permettre, grâce à cet appareil, qu’on nomme boîte sensorielle, de visualiser le monde d’autrefois, le monde de « ceux d’avant » ; ces êtres bizarres dont la disparition de l’espèce a permis l’éclosion de la nôtre. Mais d’abord, pour vous rafraîchir la mémoire, je vais vous poser quelques questions :
A toi, Anuba, de quand date l’extinction de ces animaux ?

Le matin suivant, le doyen interrogea tour à tour les élèves qui répondaient avec pertinence. Tous les aspects de l’Histoire de « ceux d’avant » furent évoqués : leur bêtise, leur cruauté, leur mode de vie, et les causes de leur autodestruction.

De semblables cérémonies avaient lieu dans toutes les tribus de la planète, qui réunissaient les individus ayant atteint l’âge de cinquante ans, qu’on appelait l’âge de raison. Dans la république de nouvelle Amazonie, dans le grand royaume d’Afrique équatoriale, dans la confédération sibérienne, les jeunes arbres recevaient les messages télépathiques d’un ancien, préludes à l’activation d’une boîte sensorielle.

Bien après les dinosaures, l’espèce humaine s’était éteinte, de façon beaucoup plus subite, dans les deux siècles qui suivirent sa révolution industrielle. Au début du troisième millénaire après la naissance du prophète qui marquait l’année zéro de leur calendrier, les hommes prirent conscience de la catastrophe qui s’annonçait, due à l’excès de dioxyde de carbone dans l’atmosphère de ce qu’ils appelaient encore « leur » planète. Ils prirent des mesures drastiques pour inverser la tendance mais une très grave crise politique conduisit les états et les entreprises à n’en faire qu’à leur tête en refusant de sacrifier leurs intérêts économiques au bien commun.

La déforestation, un temps freinée, reprit de plus belle. La grande forêt amazonienne, sa sœur de l’Afrique équatoriale, et la taïga qui couvrait les plaines d’Asie du nord, principales sources d’oxygène pur, furent rasées ; pendant que les machines rejetaient de plus en plus de gaz carbonique dans l’air. Les animaux et les êtres humains périrent d’asphyxie en moins d’un siècle ; et les plantes, tirant leur matière de la fonction chlorophyllienne qui consomme du CO2, connurent un regain de vigueur. L’évolution s’accéléra dans le règne végétal et permit à une espèce d’arbres, semblable à un chêne qui aurait une écorce de séquoia et au bois couleur d’acajou, de dominer la planète en quelques dizaines de millions d’années.

Ce qu’aucun homme n’avait jamais compris, car l’état de la science au moment de son extinction ne le permettait pas encore, c’est qu’en abattant un arbre il ne faisait pas que tuer un être vivant, mais aussi un être pensant. Les chênes, les hêtres, les noisetiers, les hévéas, les okoumés, contrairement à ce que laissait penser leur attitude inerte, possédaient, eux aussi, une âme. Ils communiquaient entre eux, connaissaient des joies, des chagrins, des peurs.

L’étape la plus décisive dans leur conquête de la terre fut la possibilité, enfin, de se déplacer. L’espèce dominante, petit à petit, apprit à utiliser ses racines autrement que pour simplement puiser l’eau et les sels contenus dans la terre. Les arbres parvinrent, d’abord timidement, en effectuant un pas ou deux dans tout le temps de leur vie, à se mouvoir dans le but de trouver un sol plus favorable. Puis ils s’enhardirent en constatant le profit qu’ils pouvaient tirer de cette mobilité.

Le matin du quatrième jour de la cérémonie d’initiation, le doyen activa la boîte sensorielle. Elle contenait un résumé de toutes les images et les sons légués par « ceux d’avant », adaptés à la perception des arbres. Avant d’actionner le levier de mise en marche, l’ancêtre crut bon de préciser à son jeune public :
« Ce que vous montrera le programme de la boîte vous semblera affreux, voire ignoble ; cependant n’en concevez aucune haine à l’encontre de « ceux d’avant ». Ils ont massacré nos ancêtres, perpétrant un crime bien plus grave que tous ceux qu’ils commirent au cours de leurs nombreuses guerres. Mais, ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. »

Les enfants furent confrontés à un flot d’images, dont certaines étaient insoutenables. Le « film » débutait par une rapide évocation de la préhistoire de la terre, étayée par des images de synthèse puisées dans les réalisations audio-visuelles du 21e siècle de l’ère humaine. De la formation de la planète à l’apparition de l’Homme ; en passant par l’apparition des végétaux et l’extinction des dinosaures, assez semblable dans son processus à celle des humains.

Puis vint l’horrible spectacle : d’abord des hommes préhistoriques coupant au moyen de haches primitives des branches et des troncs dans le but de confectionner des armes ou d’alimenter un feu. Les images défilaient très lentement et auraient été perçues pour un membre de l’espèce qui les avait conçues comme une série de vues arrêtées, espacées de plusieurs secondes. Mais le temps des animaux d’autrefois ne se déroulait pas à la même vitesse que chez les végétaux supérieurs. La première séquence s’interrompit avec l’arrivée de la nuit, qui ne durait pour les assistants que le temps d’une courte récréation.

Le cinquième matin fut le début d’une atroce représentation ; des images, cette fois réelles, montraient des bûcherons sciant les arbres, des forêts incendiées pour établir à leur place des champs cultivés, des scieries où les cadavres étaient débités en planches…

La boîte continua de fonctionner quinze jours durant. Après une période qui aurait été l’équivalent pour un être humain de quelques heures, le doyen et ses élèves reprirent le chemin de la forêt.

Anuba se sentait choqué, mais aussi fortifié. Plus rien ne serait pareil pour lui à présent. Ce qu’il retenait surtout du séminaire de la révélation étaient la vision d’un crucifix où les clous perçant la chair du sacrifié pénétraient ensuite dans le bois de sa croix, un objet constitué de matière vivante, à partir d’un être qu’il jugeait bien plus estimable. Et celle d’un cercueil que des fossoyeurs humains mettaient en terre, dont le contenant plutôt que le contenu, lui semblait de bien plus grande valeur.

De retour à la forêt qui l’avait vu naître, il saisit l’occasion de voir le doyen isolé à l’écart des autres arbres pour s’approcher de lui ; ce qui lui prit deux journées. Il lui murmura, en prenant soin que ses propos ne fussent perçus par les membres de la tribu :
« Maître, si à force de rejeter dans l’atmosphère l’oxygène issu du gaz carbonique que nous respirons l’air devenait trop pauvre en CO2, et que notre espèce en vînt à disparaître, quels seraient « ceux d’après » ?

Le doyen s’avisa alors de la présence d’un petit champignon qui se tenait, debout, entre deux de ses racines. Il pensa :
« Je l’ai vu celui-là, le jour précédent. Il était posté au pied du rocher, là-bas. Comment est-il arrivé jusqu’ici ? »

Le grand arbre donna congé à l’enfant et retourna parmi les siens. Il fut en proie à une vive inquiétude ; qui s’estompa au bout de quelques années.