LE SIGNE

Fernand Valentin avait juste onze ans lorsque la guerre éclata. Il accueillit cette nouvelle avec enthousiasme car il avait été élevé dans la haine des Allemands. D'ailleurs on ne les appelait jamais ainsi à la maison ; on ne parlait que des « Boches ». Son père avait fait la grande, la « der des ders », et en avait ramené un éclat d'obus toujours fiché dans son épaule, une légion d'honneur et quantités d'autres médailles, et surtout une hostilité inconditionnelle envers tout ce qui habitait de l'autre coté du Rhin.

Fernand avait la tête pleine des récits paternels, de la boue des tranchées, du Chemin des Dames, de Verdun, des charges à la baïonnette sous le feu des mitrailleuses ennemies. Comme il était fils unique, il avait beaucoup profité de la conversation de ses parents qu'alimentaient les nouvelles inquiétantes venues de Germanie. La chute de la république, l'ascension d'un petit caporal revanchard, les cérémonies gigantesques illuminées par les torches brandies par les guerriers teutons, l'anschluss, l'invasion de la Tchécoslovaquie. La svastika étendait son emprise sur l'Europe et l'on pressentait qu'elle allait bientôt menacer la France.

Dans le petit village du Nord où habitaient les Valentin, à quelques kilomètres de la frontière belge, la guerre de 14-18 avait marqué, plus qu'ailleurs, l'esprit des habitants. On y avait vu passer dès les premiers jours du conflit le flot des réfugiés venu de Belgique, bientôt suivi par les colonnes de uhlans qui imposèrent leur loi germanique et firent main basse sur le pain, les pommes de terre, et les quelques cochons et volailles qu'on élevait dans les arrière-cours. S'ensuivirent quatre années de privations durant lesquelles les habitants eurent tout le temps de ruminer leur haine des envahisseurs. Quatre ans de sacrifices forcés au bénéfice de l'armée allemande, durant lesquels quelques enfants et vieux, affaiblis par le manque de nourriture, moururent de maladie. En avril 1917, deux gosses, accusés de chapardage dans les cantines des soldats avaient même été battus et mis au cachot pour une semaine.

À la signature de l'armistice le tiers des jeunes garçons qu'on avait envoyés au front n'étaient pas revenus. Parmi les autres, Eugène Valentin faisait figure de héros de la commune et Fernand était très fier d'être le fils d'un brave. Il regrettait de ne pas avoir quelques années de plus pour pouvoir en découdre avec les boches. Le jour où la Wehrmacht pénétra en Belgique il entreprit de creuser une tranchée dans le champ qui bordait la maison. Il fut vite rappelé à l'ordre par sa mère mais ne renonça pas à son idée de faire une action pour son pays.

Il pensait posséder des atouts pour arriver à ses fins ; outre l'expérience du combat que lui avait léguée son père, un canif de poche et quelques outils qu'il avait réunis dans une petite remise attenante à la maison, il y avait cet objet dont tous ignoraient l'existence : un revolver de facture américaine et en parfait état de fonctionnement qu'il avait gagné aux billes et que le père d'un de ses camarades avait trouvé sur un cadavre à la fin de la dernière guerre. Fernand, quand il était seul à la maison, sortait l'arme de sa cachette entre deux lames du plancher, faisait jouer le percuteur, introduisait les balles dans le barillet, en prenant toujours garde que le coup ne partît. Il avait acquis une parfaite connaissance du maniement de ce pistolet en regardant les films de Douglas Fairbanks et il savait quoi faire pour l'utiliser contre l'ennemi.

Lorsque les troupes franco-anglaises furent encerclées dans la poche de Dunkerque, le village était déjà envahi et le front se situait à quelques kilomètres du village. Des fantassins, l'air conquérant, passaient dans les rues et, parfois, des avions marqués sur la queue de la croix gammée volaient en rase-mottes au-dessus de la maison. C'est alors que Fernand décida de passer à l'offensive. L'école était fermée pour cause de guerre et il jouissait d'une totale liberté ; quand ses parents étaient sortis, il s'installait dans une petite cache qu'il avait aménagée dans la haie qui bordait le champ où personne ne pouvait le voir. De là il guettait les appareils de la Luftwaffe, son pistolet à la main. Il en vit passer des dizaines mais aucun ne daignait se présenter juste à la verticale de sa batterie antiaérienne improvisée. Jusqu'au jour où un Stuka, évoluant très près du sol, survola la cache. Fernand ajusta son arme et tira. Il fut surpris par le bruit et le recul violent qui lui endolorit le bras et l'épaule. Mais la fierté d'avoir pris sa part au combat lui fit oublier sa douleur. Il suivit l'avion des yeux jusqu'à le perdre de vue. Aucune fumée n'en sortait mais après une demi-minute il vira sur la droite. Fernand fut persuadé que le pilote, blessé, ne pouvait plus diriger son appareil, et qu'il s'était abîmé dans la mer.

Le bruit de la détonation fut couvert par celui du moteur et ne fut pas remarqué. Fernand, dont les oreilles bourdonnaient, crut pourtant que tout le village l'avait entendu et, par crainte de représailles de l'ennemi, et surtout de ses parents, décida une trêve unilatérale, le temps de trouver un autre poste de tir plus éloigné des habitations.

Quoi qu'il en soit, ce haut fait d'arme n'avait pas eu grand effet sur le déroulement des hostilités. Le désespoir et l'abattement succédèrent à la torpeur indéfinissable qui avait marqué cette époque qu'on appelait la « drôle de guerre ». Décidément, pensait Fernand Valentin, celle-ci ne ressemblait pas à l'autre, celle du père qui avait duré quatre ans. À ceci près qu'elle aussi était finie ; qu'il y avait eu un armistice, et que les boches occupaient la région ! Ils avaient investi la mairie et remplacé le drapeau bleu blanc rouge par un autre sur lequel figurait le signe qui était celui de l'ennemi d'aujourd'hui que Fernand avait appris à connaître en regardant les actualités au cinéma, ce signe qui ornait les bannières et les fanions des soldats marchant au pas de l'oie et que reproduisait l'arrangement des manifestants venus acclamer le führer.

Bien que son père fut assez instruit et tentât de lui expliquer la situation politique de l'Europe, tâche pour le moins ardue, surtout à cette époque troublée, Fernand voyait la guerre d'une façon très simpliste. Ce n'était qu'un enfant et il puisait davantage sa connaissance dans les conversations de cours de récréation et dans les films que dans les propos des adultes. Il avait lu dans le journal que la propagande nazie prônait la supériorité de la race indo-européenne et stigmatisait les Américains. Il en avait déduit qu'Hitler voulait que l'Europe s'unît avec les Indiens contre les cow-boys !…

Au printemps de 1937 un nouveau était arrivé à l'école du village. Il était venu sans ses parents et habitait chez le facteur et sa femme qui n'avaient pas d'enfant et le présentaient comme leur neveu. Mais il s'appelait Grunenberg, et Fernand, ainsi que beaucoup de ses camarades, disait que c'était un boche. D'ailleurs il venait d'Alsace ; et peut-être de plus loin… Il répondait qu'il était juif, et que ce n'était pas du tout la même chose ; et que c'était justement les boches qui l'avaient chassé de son pays. Fernand avait compris qu'il s'agissait d'un agent de la cinquième colonne, venu préparer l'invasion. Et les faits lui avaient donné raison, ils étaient là ! Et un beau jour, peu de temps avant l'arrivée des allemands, il était parti. Un boche en moins, c'était une bonne chose ! Mais aujourd'hui il y en avait plein ! L'oncle de Grunenberg avait reçu quelques jours après son départ une lettre d'Espagne lui disant qu'il était bien arrivé. Fernand pensait que le facteur, qui avait un nom bien français, était ou très naïf, ou bien travaillait pour l'ennemi. Il commença de se méfier de cet homme et n'exprima plus ses opinions patriotiques en sa présence.

La guerre était finie en France mais la bataille continuait dans le ciel d'Angleterre. Eugène Valentin, qui comprenait un peu l'anglais, écoutait le soir les informations venues de Londres sur son poste de TSF. Parfois, il y avait des émissions en français que Fernand pouvait comprendre et qui disaient que tout espoir n'était pas perdu. Alors que tous les gens du village s'étaient ralliés au vieux maréchal qui, après avoir incarné la victoire, ne leur promettait qu'une défaite honorable, la famille Valentin, à l'image du chef de famille, avait opté, bien avant l'heure, pour la résistance, au moins morale !

Le ciel du Nord, plus que jamais hanté par les avions allemands qui allaient chaque jour porter la mort, ou la recevoir, de l'autre coté du Pas de Calais, était devenu un objet de contemplation pour le jeune Fernand. Il avait renoncé à l'attaque directe. Les appareils ennemis étaient trop nombreux et, s'il en abattait un, il serait repéré et bombardé. Il s'était donc affecté à une mission d'observation et passait tout son temps libre dans la cache où il avait obtenu sa première victoire, notant sur un cahier les passages d'avions, avec les heures, le nombre d'appareils en formation, l'altitude etc… Il essayait, en calculant la différence entre la quantité d'avions en partance pour l'Angleterre et ceux qui en revenaient de déduire le nombre d'engins abattus par les alliés. Il trouva, dans un premier temps, que ses résultats corroboraient en gros les communiqués de radio Londres. Mais le jour où il obtint une différence négative il dut admettre que sa méthode était erronée et que, à moins de croire à une génération spontanée qui ferait apparaître par miracle des chasseurs allemands sur le théâtre des opérations, elle ne pouvait s'expliquer que par le fait que les avions ne prenaient pas toujours le même chemin à l'aller et au retour. Il abandonna sa mission mais continua de passer ses journées dans la cache, en lisant des illustrés, mais avec son revolver ; au cas où…

Un après midi, alors qu'il somnolait dans son abri, sa rêverie fut interrompue par le son d'un moteur, irrégulier et semblant très proche. Il se redressa, regarda dans la direction d'où venait le bruit et eut juste le temps de voir un avion suivi d'un panache de fumée noire et qui volait si bas qu'il disparut aussitôt de sa vue derrière un petit bosquet. Le vacarme de l'engin entrecoupé de petites détonations se mêla bientôt a un bruit de tôle froissée et, après quelques secondes, le silence revint sur la campagne.

Fernand, saisissant son arme dont il avait chargé le barillet, se leva et courut vers l'appareil. Celui-ci était à demi enterré au milieu d'un champ de pommes de terre où il avait creusé un long sillon avant de s'arrêter, incliné sur la gauche. Quand il arriva à sa hauteur, Fernand monta sur l'aile qui touchait presque le sol et se dirigea vers le cockpit en pointant son revolver devant lui, tenu entre ses deux mains crispées.

Il n'avait jamais vu un avion de si près, et il réalisa dans le même temps que c'était la première fois qu'il pouvait en observer un du dessus. C'était grand et bizarre, puissant et fragile en même temps. Celui-là était un ennemi, il y avait le signe, et même plusieurs. Le pilote, abasourdi par le choc, reprenait ses esprits sous les yeux de l'enfant. Il débloqua la verrière et la fit glisser en arrière ; puis il tourna la tête à droite et à gauche et aperçu le garçon. Il avait une belle moustache châtain et des yeux bleu ciel qui exprimaient à la fois la fatigue et l'étonnement. Il fit un effort pour se redresser et prononça quelques mots étranges. Fernand appuya sur la détente en hurlant : « tiens ! Sale boche ! ». La balle traversa le cou, tranchant la carotide et brisant une cervicale. Fernand vit la bouche du pilote se crisper de douleur et les yeux bleus perdre leur éclat. Il s'enfuit et la dernière vision du monde qu'eu le pilote fut celle d'un enfant, courant dans un champ, un revolver à la main.

Un flot de sang jaillit de sa bouche et coula sur la tôle du spitfire, juste à l'endroit où le capitaine Piotr Landowski, officier de l'escadron polonais de la RAF, avait peint de sa main les treize croix gammées qui symbolisaient ses victoires dans ses duels aériens contre les chasseurs nazis.

FIN

Alain Kotsov – 2000.

 

 

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