Note :
Les noms des personnages de ce récit sont inventés. Et ne pourraient que par
coïncidence être ceux d'individus ayant existé.
LE CLOCHER DE COLLEVILLE
Paul Martin faisait partie des unités de la seconde vague d'assaut. De
tous les occupants du landing-craft, il était le seul (avec le pilote bien
sûr !) à pouvoir porter son regard sur la plage. Alors que les autres
soldats avaient reçu pour consigne de ne pas exposer inutilement leurs yeux aux
balles et obus allemands avant l'ouverture du panneau, lorsque l'embarcation
accosterait, le corporal Martin, juché sur une caisse de munitions vide,
observait avec attention cette immense étendue de sable qui serait, dans
quelques minutes, l'endroit de son baptême du feu.
Il tenait dans sa main gauche une pile de cartes et de photographies
qu'il comparait de temps à autre avec le paysage réel. Bien qu'il eût une
connaissance approfondie de cette portion du littoral français, qu'il en connût
par cœur la topographie, il était surpris de ne pas y voir exactement l'image
que son imagination avait construite.
C'était plus vaste, plus coloré que sur les clichés flous pris par la reconnaissance aérienne ou la résistance locale. Et, bien sûr, la bataille qui s'y déroulait maintenant, ces milliers d'hommes se déplaçant dans tous les sens comme des fourmis affolées, les flashes aveuglants des explosions, tout cela donnait un aspect extraordinairement vivant à la scène. A trois miles de distance, même travers ses puissantes jumelles, le corporal ne pouvait encore distinguer les ravages mortels que produisaient les balles et les obus. Et pourtant il était bien conscient que là-bas, chaque minute, des dizaines de G.I. mouraient sous les tirs ennemis.
Il se tourna vers le large pour y trouver la vision rassurante de la
multitude de bateaux alliés ; navires chargés de renforts qui
débarqueraient en vagues successives pour consolider la tête de pont , cargos
remplis de matériel et de munitions, immenses cuirassés dont les flancs
s'illuminaient par intermittence, révélant que la préparation d'artillerie
continuait de saper sans relâche les lignes arrières des nazis.
Paul Martin, abandonnant pour quelques instants son observation, porta
son regard sur l'intérieur de l'embarcation. La houle était forte et c'était
une bonne chose, pensa-t-il ; du moins à ce moment, juste avant
l'affrontement. Les soldats, ballottés en tous sens, ressentaient moins ainsi
les secousses causées par les tirs d'obus qui devenaient de plus en plus précis
à mesure qu'on approchait de la plage. Et les mouvements involontaires dus au
tangage leur permettaient de dissimuler la peur qui leur tordait l'estomac.
Paul ne faisait pas exception à la règle. Il était en proie à une
terreur immense ; la plus forte qu'il eût jamais connue. Mais il parvenait
à n'en rien laisser paraître. Aidé en cela par l'ivresse que lui prodiguaient
les quelques rasades de brandy qu'il venait de partager, au mépris du
règlement, avec ses trois camarades, les camels qu'il fumait sans arrêt depuis
qu'ils avaient quitté le vaisseau mère, à 10 miles de la côte ; et surtout
les pilules contre le mal de mer qui produisaient, lui semblait-il, un effet
comparable à celui de la morphine qu'on lui injectait dans cet hôpital de la
banlieue de Londres, après qu'il se fût tordu la cheville lors d'un
entraînement.
Comme il était le chef, il lui fallait haranguer ses troupes. Même par
le moyen d'un discours stupide. Le moral ! Seul comptait le moral !
Il embrassa d'un regard Collins, Waters, et le première classe Harrison qui se
tenaient à l'avant du bateau. Les trois hommes qui l'accompagneraient dans sa
mission.
Une mission très simple ; il fallait repérer une unité de la
première vague ayant atteint un endroit stratégique et qui aurait besoin de
soutien. Courir à toutes jambes vers cet endroit en espérant y arriver
entier ; et faire bénéficier les hommes qui s'y trouvaient des compétences
d'un tireur d'élite, d'un spécialiste des transmissions, d'un expert en
topographie, et d'un des soldats les mieux notés de la première division
d'infanterie ; la fameuse « big red one ».
« Alors, ça va les gars ! Prêts à casser du
boche ? ça s'annonce bien ! Les gars de la première vague font
du bon boulot là-bas ! On va pénétrer les lignes de défense comme
dans du beurre ! »
Joe Collins, un grand noir qui portait en bandoulière un énorme fusil
mitrailleur et en écharpe un chapelet de balles qui faisait plusieurs fois le
tour de son cou répondit d'une voix forte :
« Pas de problème sir ! Avec ça – il tapota de la main le
canon de son arme comme si c'était un instrument à percussion – je vais en
faire du weisswurst de ces salopards de nazis ! »
Mais dans le ton du « colosse du Bronx », comme le nommaient
ses camarades, il n'était pas difficile de déceler une sorte de malaise ;
comme une fausse note produite par un piano désaccordé. Ce qui avait de quoi
inquiéter ; des quatre hommes du petit groupe, Collins était le seul à
avoir déjà connu le combat ; il avait ramené du Pacifique la « silver
star » et plusieurs citations. Alors si ce type, qui s'était battu au
couteau contre les Japonais, donnait des signes de faiblesse, ça signifiait que
la partie à venir s'annonçait sévère !
Le corporal cherchait une phrase anodine à prononcer pour rompre un
silence qui devenait de plus en plus pesant quand Waters, l'oreille collée à sa
radio, intervint :
« Ça y est ! Je l'ai notre objectif ! Le sergent
Paterson est bloqué dans un repli de la falaise avec une douzaine d'hommes,
juste en face d'un bunker. Les boches continuent de tirer. Six morts et treize
blessés. Ils ont épuisé toutes leurs grenades et ne peuvent avancer d'un pas
sans se faire descendre. Paterson dit que si on fait sauter ce verrou, on peut
aller les mains dans les poches jusqu'au village.
- Colleville, Colleville-sur-mer, précisa Martin. C'est le patelin que
nous devons rejoindre dès qu'on sera sortis de cette putain de plage. »
Un type au visage couvert de boutons qui n'avait visiblement pas encore
soufflé ses vingt bougies s'approcha du petit groupe :
« Je peux venir avec vous les gars ?
- Non ! toi tu restes avec le captain Page ! lui lança
Martin, nous, on est en « mission spéciale » !
-
Ah bon ?
Et c'est quoi cette mission ?
-
Ben, comme la
tienne bleusaille ! On court droit devant en évitant les pruneaux, sauf
que nous, on sait où on va ! »
-
Et qu'on sera
descendus une minute avant toi – persifla Harrison en rejetant en arrière la
mèche blonde qui lui couvrait les yeux, avant de remettre son casque.
-
Arrête tes
conneries Bart ! - l'interrompit le corporal avec un ton de reproche.
Puis, se tournant vers l'adolescent : Ecoute petit, si on fait bien notre
boulot, on permettra à toi et à tes potes de rentrer au pays en un seul
morceau ! Au fait dans quel coin tu as chopé cet accent de bouseux ?
-
Je suis de
Fairmont – Nebraska.
Paul Martin éclata d'un rire nerveux.
-
Nebraska !
Ah !Ah ! Tu seras pas dépaysé ici ! Tu connais le nom de ce
bled où on va faire des pâtés de sable ?
-
Euh…
non. »
Avant que le corporal ne puisse répondre, une violente explosion retentit à quelques mètres sur la droite de l'embarcation et une trombe d'eau froide et salée déferla sur les soldats. Le landing-craft se mit à balancer dans tous les sens comme ces cabines dans les fêtes foraines où les gens payent pour avoir peur. La moitié des hommes se retrouva par terre.
Lorsque les oscillations se furent calmées, Martin reprit sa place sur la caisse en bois. On était plus qu'à un demi-mile de la terre ferme et, même à l'œil nu, on pouvait maintenant juger de la férocité des combats. Le crépitement des mitrailleuses, comme un bruit de fond continu au sein d'un plus grand vacarme, était parfaitement perceptible et couvrait la rumeur continuelle des vagues. Il vit nettement à travers ses jumelles le groupe du sergent Paterson, blotti au pied d'un gros talus que l'état major avait pompeusement baptisé falaise. Juste au-dessus, à quelques dizaines de yards, se trouvait un blockhaus d'où provenaient par intermittence des tirs d'armes automatiques.
Le corporal, ainsi qu'il l'avait fait une dizaine de fois dans les répétitions du débarquement, sur les côtes du sud de l'Angleterre, chercha dans le paysage des points de repère tangibles. Il vit à gauche du bunker un arbre isolé dont le tronc avait été couché vers le continent par un tir d'artillerie.
Soudain, le bruit de la bataille sembla s'atténuer. Une bizarre sensation de calme l'envahit. Comme si, tout en étant conscient de ce qui se passait autour de lui, il était détaché du monde extérieur. Un effet du brandy, pensa-t-il ; ou des pilules ; ou plus sûrement de la peur ! C'est alors qu'il remarqua, au-delà du bâtiment, une pointe qui émergeait au-dessus du sommet de la colline. Comme il descendait de son promontoire, le vacarme infernal des balles et des obus reprit son intensité.
« - Je le tiens notre repère, dit-il à ses trois hommes, la flèche de l'église de Colleville. Sitôt débarqués on fonce tous dans sa direction, et on tombera pile sur Paterson
- Tu es fou ! dit Collins, d'ici on ne peut pas la voir ! J'ai passé une nuit à étudier les clichés. Je connais la côte par cœur ; aussi bien que les mangeurs de grenouilles qui y habitent.
- Et ça c'est quoi ? La tour Eiffel ? répliqua le chef en montrant sur une photo déchirée et détrempée un clocher entouré d'un cercle rouge.
- Mais celle-là a été prise par la reconnaissance aérienne ! Du sol, ou de la mer, l'église est invisible ; elle est cachée par la colline.
- Tu as raison, Joe, ça ne colle pas ! Et elle devrait se trouver plus à notre gauche. Mais je l'ai vue ! J'ai pas rêvé !
- Bon, ils ont construit une nouvelle église – ironisa Harrison. A moins que tu n'aies un peu trop forcé sur le brandy !
Une sirène fit entendre sa lugubre plainte. Ce qui signifiait : « accostage dans moins d'une minute. »
Tout le monde se tut. La nervosité des soldats était parvenue à son comble. Le choc du landing-craft sur le sable mouillé fut ressenti comme un soulagement. Puis le panneau avant se baissa ; et la horde se dispersa en hurlant sur la plage.
De tous côtés, d'autres embarcations vomissaient leur cargaison humaine. Certains étaient fauchés par les balles avant de pouvoir mettre un pied sur le sol. D'autres s'écroulaient après quelques pas. D'autres encore se tenaient assis, tétanisés par la peur, à quelques mètres des vagues mourantes. Mais la plus grande partie, enjambant les cadavres, les membres épars qui jonchaient la plage, arriva jusqu'à la ligne verdâtre que formait la végétation au début de la pente ; des herbes jaunies et des petits arbustes épineux. Les regroupements se faisaient dans l'anarchie avec les survivants de la première vague, et des grappes d'hommes se constituaient ; les moins chanceux, pilonnés sans relâche par les tirs des Allemands tombaient comme des mouches, l'un après l'autre. Et ceux que le hasard avait placés devant une batterie détruite par l'artillerie ou un endroit abandonné par l'ennemi entreprenaient de gravir la falaise
Le petit groupe de quatre hommes mené par le corporal Martin, courant à travers les balles et les explosions avait atteint le milieu de la plage avant tous les autres. Pendant leur progression sous la mitraille, la pensée envahie par la peur de la mort, aucun n'avait pensé à vérifier si le repère indiqué par leur chef était visible ou non. Ce qui ne les avait pas empêchés de foncer en ligne droite vers leur objectif.
Leur avance s'était heurtée à une ligne de barbelés dont ils ne parvenaient pas, dans la fumée des explosions, à trouver la brèche, ouverte par le génie lors du premier assaut. Ils s'étaient réfugiés dans l'abri précaire qu'offrait un trou d'obus, à une centaine de yards de la position occupée par le sergent Paterson.
« - On n'a pas choisi le coin le plus tranquille, corporal !
- Non Collins, ça tire de partout ! Il ne faut pas moisir ici ! Pour les barbelés, si on ne trouve pas l'ouverture, il faudra les attaquer à la pince ! Waters t'es toujours en liaison avec Paterson ?
- Ça ne marche pas bien. Ma radio a pris l'eau sur le bateau ! Quand cette saloperie d'obus nous a fait prendre une douche.
- Les types de la 5e du génie ont sûrement fait du bon boulot, mais ils auraient pu planter un panneau indicateur en face de la sortie.
- Là-bas corporal ! A dix yards sur la gauche !
- Quoi Harrison ?
- La brèche, je la vois !
- Bingo ! Je la vois aussi ! Je vous laisse 5 secondes pour aller pisser, écrire à votre maman et à votre assureur, et faire un petit pique-nique. Après on y va ! prêts ? Suivez-moi ! »
Tout à coup, le vacarme cessa. Ce n'était plus qu'une rumeur lointaine que le corporal Martin percevait comme un murmure, comme si ses oreilles étaient obstruées avec des boules de coton. Pour la deuxième fois, il ressentait cette impression étrange. De se trouver très loin d'ici, détaché de ce monde, de cette bataille qui faisait rage autour de lui. Ça ne dura qu'un instant. Durant lequel il vit, en jetant un regard vers les positions ennemies, le clocher de l'église dominant le paysage derrière la colline. Il fut aussi étonné de constater la présence d'un élément qu'il n'avait pas remarqué jusqu'alors : sur le toit du blockhaus se trouvait un objet qui, il en était certain, n'y était pas lors de ses précédentes observations.
« Qu'est-ce qu'ils ont installé là ? Pensa-t-il. Ils mettent une mitrailleuse en batterie ? Un canon ? Un mortier ? Mais pourquoi SUR le toit ? A découvert ! Ou ces nazis sont complètement cinglés, ou bien c'est une ruse ! Et bien tordue ! »
En rampant dans le sable, entre les fils de fer hérissé d'épines, il se retourna vers Waters qui le suivait.
« - Elle est là, la flèche du clocher de Colleville ; juste au-dessus du bunker. Je ne sais pas comment elle est arrivée jusque-là mais elle y est ! Le fait est qu'il y a une embrouille dans les indications de l'état major ! Dès que je trouve un bureau de poste, je leur écris pour me plaindre !
- T'inquiète, Paul ! Ca ne serait pas la première fois que ces planqués nous enverraient des informations foireuses ! »
Les quatre hommes franchirent sans encombre l'enchevêtrement métallique. Les Allemands semblaient ne pas les avoir remarqués et tiraient dans d'autres directions ; il est vrai que les cibles ne manquaient pas sur la plage ! Mais dès que Collins, qui fermait la marche, se fût relevé, les balles se mirent à siffler autour d'eux. Ils rejoignirent ventre à terre la position de Paterson, dont les hommes arrosaient le bunker à l'aveuglette, en tenant leurs fusils à bout de bras, pour couvrir la progression du commando.
« - Corporal Paul Martin, privates Joe Collins et David Waters, première classe Batholomey Harrison ; à votre service sergent ! dit sentencieusement le chef du petit groupe. En accompagnant ironiquement ses paroles du salut réglementaire.
- Pas fâché de vous voir ! Cà m'a l'air d'être des coriaces là-haut, fit le sergent Paterson en pointant l'index vers le sommet du talus, en direction du blockhaus qu'on ne pouvait voir dans ce repli du terrain. Quand on leur balance des grenades, ils nous les renvoient et elles nous explosent à la gueule. D'ailleurs on n'en a plus ; et c'est peut-être une bonne chose ! Mes gars ont perdu les trois quarts de nos munitions sur la plage ; on frôle la rupture de stock !
- Vous en faites pas, sir ! lança Collins, j'ai là de quoi dézinguer la moitié de la Wehrmacht !
Il désignait du pouce le chapelet de balles qu'il portait en écharpe, et la caisse verte qu'il avait amenée avec lui, remplie de grenades offensives et de munitions diverses.
Le corporal, bien qu'inférieur en grade, prit les choses en main, ce qui ne sembla pas du tout contrarier le sergent Paterson :
« Collins, Harrison, grimpez sur la droite et faites-moi exploser cette résidence. Vous me ferez signe quand le boulot sera terminé. C'est le moment de prouver, Bart, que tu n'as pas eu ton brevet de tireur d'élite dans un paquet de corn flakes ! Waters, essaye d'obtenir le contact avec le bateau. Dis-leur qu'on a une discussion animée avec les boches, devant le bunker, juste à droite du clocher de Colleville. Qu'ils envoient des renforts de ce côté là avec la prochaine vague. Moi, je monterai en reconnaissance quand l'objectif sera neutralisé. Exécution ! »
Le géant noir, portant la caisse de munitions, et le petit blond entreprirent immédiatement de gravir la pente. Dès qu'ils furent en vue du blockhaus, un tir nourri se fit entendre. Auquel répondit bientôt une rafale de fusil mitrailleur. Et les détonations, plus sèches du fusil à lunette d'Harrison. Puis on entendit des explosions de grenades en chapelet. Et après quelques instant la voix de Collins qui hurla :
« A vous de jouer corporal ! Bunker neutralisé ! On ne peut pas l'atteindre. Il y a un nid de mitrailleuse, plus haut, qui nous coupe la route ! On va d'abord s'occuper d'eux ! Bonne chance ! »
Martin, mitraillette en bandoulière, rampa en direction du blockhaus. Tout était calme ; étrangement calme… Quand il put voir l'édifice, il constata que l'objet qu'il avait remarqué sur le toit tout à l'heure était toujours là. C'était une espèce de stèle en pierre qui ne représentait aucune menace à première vue. Des meurtrières ne sortait aucune bouche à feu. Tous les occupants devaient être morts. Il s'approcha prudemment, le doigt sur la détente de son pistolet mitrailleur. Puis, s'enhardissant, courut à toutes jambes vers l'ouvrage de béton.
Quand il l'atteignit, suant comme un bœuf, il se posta à côté d'une ouverture et, comme rien ne bougeait à l'intérieur, entreprit d'aller plus loin. En jetant un bref regard sur la stèle, il y vit le dessin d'une médaille en bas-relief surmontant une inscription en anglais et une autre en français. Qu'il ne prit d'abord pas le temps de lire.
« Qu'est-ce que ça fout ici, ce truc ? Un billet de bienvenue de la résistance ? A l'usage des libérateurs ? Sur le toit d'un bunker nazi en plus ? »
Quand il regarda plus attentivement, il se rendit compte que la pierre était une sorte de monument commémoratif. A la gloire de la 5e brigade du génie de l'U.S. Army. Mais quand il lut la date inscrite en dessous, il crut un instant devenir fou. « 25 May 1945 ».
« Mais aujourd'hui on est bien le 6 juin 1944 ! Ca veut dire quoi ? Une plaisanterie des boches ?… En tout cas Collins et Harrison leur ont fait passer l'envie de plaisanter ! »
Derrière le bunker s'étendait un petit pré en pente douce derrière lequel se dressait la flèche du clocher qui lui était devenue familière. Il gravit le petit sentier en observant les alentours où il ne distinguait pas la moindre trace de vie. A part la maigre végétation, et cet arbre couché, sur sa gauche qu'il avait repéré du landing-craft avant de débarquer.
Et Harrison ? Et Collins ? Qui devaient se trouver à moins de cent yards sur sa droite ; et la mitrailleuse qui les menaçait et qu'il aurait du voir ? Où étaient-ils passés ?
A droite du sentier il avisa un trou dans le sol qui semblait avoir été construit pour y placer un tireur, et qui devait communiquer avec le réseau souterrain de la fortification. Il s'en approcha. L'ouverture formait un polygone régulier. C'était un poste d'observation idéal. Le corporal pénétra dans l'abri. Il y avait effectivement un couloir qui reliait cette cachette aux batteries allemandes à travers un labyrinthe de galeries. Mais l'entrée du souterrain, obstruée par des tonnes de terre déplacée par les tirs d'artillerie de marine, ne permettait pas le passage d'un homme.
Paul Martin s'installa dans le trou. A gauche de l'entrée du tunnel, il remarqua une petite boîte, à demi dissimulée dans les herbes qui envahissaient le sol, au long de la paroi.
Il s'en saisit. Elle était constituée d'une étrange matière ; opaque comme du verre dépoli mais très légère. L'ayant ouverte, il vit qu'elle contenait des figurines représentant des guerriers, semblables aux soldats de plomb avec lesquels jouent les enfants, mais moulés dans un matériau souple et léger, semblable à celui de la boîte. Au nombre de 4. Il y avait aussi des objets bizarres et des maquettes de véhicules marqués de l'étoile blanche de l'U.S. Army. Interloqué par cette découverte, il s'accorda quelques secondes de réflexions.
« Les Allemands jouent aux petits soldats ? Comme des gosses !…
Ah ! J'y suis ! Ce sont ces figurines qu'on dispose sur les cartes d'état major pour indiquer la position des armées !
Mais pourquoi les avoir mises dans ce coin ? Comme un trésor qu'un gamin aurait planqué. Tout ça n'a pas de sens ! »
Il replaça la boîte à l'endroit où il l'avait trouvée ; en se promettant de revenir plus tard afin de l'étudier plus attentivement… Si la guerre le lui permettait !
Car la guerre était toujours là, autour de lui.
Il se tourna vers la mer. Il pouvait distinguer la stèle, juste en face de lui, un peu à droite en contrebas. Mais une épaisse brume faite de brouillard et de fumée l'empêchait de voir plus loin. Par contre vers le continent, le temps était dégagé. Comme tout semblait calme de ce côté-là, il quitta son abri et se mit en marche vers le clocher, qui paraissait étrangement proche. Il serait le premier américain à entrer dans Colleville !
Avec une audace qui confinait à l'inconscience, le corporal Martin parcourait à découvert un pré en rase campagne où un tir ennemi pouvait à chaque instant l'abattre. Il avait pourtant la certitude d'être hors de danger ; comme dans l'œil tranquille d'un gigantesque cyclone. Tout en sachant que ce moment de calme ne durerait pas ; et que la bataille allait bientôt le rattraper.
A mesure qu'il avançait vers elle, la flèche du clocher s'élevait au-dessus de la crète. Il remarquait un signe gravé à son sommet ; qu'il reconnut bientôt : le chiffre 1.
Arrivé tout près, il comprit l'origine de toutes les bizarreries qui avaient dérouté les membres du petit groupe liées à la présence de ce fameux « clocher ».
Ce n'était pas l'église de Colleville ! C'était une espèce de grand obélisque, posé au milieu d'une pelouse entourée d'une clôture basse. L'église, elle, se dressait beaucoup plus loin à gauche, derrière une haie de bocage.
« C'est quoi ce truc ?… Et pourquoi il n'est pas visible sur les photos ? »
Il entreprit de faire le tour de l'édifice. Quand il fut de l'autre côté, son sang se glaça !
Il s'agissait d'une stèle commémorative à la gloire de la première division d'infanterie du cinquième corps de l'armée des USA !
Où étaient inscrits les noms des vaillants soldats tombés au combat en défendant la liberté le jour du débarquement en Normandie ; le 6 juin 1944 !!!
Parmi lesquels figuraient ceux de Collins, Waters, le première classe Harrison ; et le corporal Paul Martin !
Pris de panique, il descendit la pente en courant, droit vers l'abri qu'il avait quitté quelques minutes plus tôt. Une mitrailleuse se mit soudain à tirer. Les balles sifflaient autour de lui. Un obus de mortier explosa à quelques mètres sur sa gauche. Le souffle de la détonation le déstabilisa. Il faillit tomber mais réussi à redresser sa course dix pas avant d'atteindre le trou.
Il remarqua que la cache était occupée. Des casques, par chance américains ! en dépassaient. Quand il eût plongé à l'intérieur il y retrouva ses trois hommes.
« Où étiez-vous passé, corporal ? On ne vous voyait pas ! » hurla Collins.
Martin, le souffle coupé par l'émotion et l'effort ne disait mot. Couché sur le côté, il attendait de reprendre haleine pour répondre.
L'obus qui explosa, juste au centre de l'abri, ne lui en laissa pas le temps !
Seule la boîte, contenant les figurines de quatre soldats, fut épargnée.
FIN
Baykus. 07/2003.